Valère Staraselski

Université de Poitiers
"Comment écrire à gauche aujourd’hui"
Conférence de Valère Staraselski - 2008

Texte de la conférence

Université de Poitiers l’invitation de Luc Vigier, maître de conférences
Séminaire, littérature et société (Master I)

Valère Staraselski

 Plan de la Conférence « Comment écrire à gauche aujourd’hui ? »

 La problématique de l’engagement et ma position d’écrivain, c’est-à-dire de voulant être écrivain.
Quelle définition de la Gauche ?

 Articles et des essais : mémoire et transmission ; un intellectuel (ou artiste) sans mémoire est un intellectuel (ou artiste) sans moyens.

 Romans et nouvelles : un parcours qui permet de dire je.

POUR COMMENCER

A la sortie d’une conférence prononcée au Collège de France et consacrée à Claude Simon, l’écrivain nobélisé lança au conférencier quelque chose comme : "Tout de même, ce Claude Simon que vous avez décrit est beaucoup trop intelligent, formidable pour qu’il puisse me correspondre". Tout à trac, le conférencier répondit : "ça n’est pas vous Claude Simon dont j’ai parlé durant deux heures, c’est vous travaillant".

Le travail, cet ensemble d’activités humaines coordonnées en vue de produire ou de contribuer à produire ce qui est utile ou jugé comme tel (Robert) me semble constituer l’essence de la condition humaine. C’est le point de vue exprimé par Marx et Engels dans l’Idéologie allemande : "On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion, et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence..." Par ailleurs, non seulement, le travail éloigne de nous comme le rappelle Voltaire, les trois Grands maux que sont "l’ennui, le vice et le besoin" (Candide), mais pour la majorité du genre humain, il n’est ou ne devrait être, semble-t-il, ni plus ni moins que "beau et noble" car "il donne une fierté et une confiance en soi que ne peut donner la richesse héréditaire" Vigny (journal d’un poète). Les moyens d’existence évoqués par Marx et Engels, on le voit, ne sont pas que matériels.

La chose la plus difficile sans doute pour un homme au travail consiste à se représenter ses actions, son cheminement. Car réfléchir un tant soit peu à son activité, à sa signification, son intérêt ou non, revient à poser la question de l’utilité et partant celle de la légitimité, celle de la subjectivité aussi, en évitant de tomber dans le narcissisme ou la dévalorisation.

 Choisit-on de devenir écrivain ?

Oui, sans doute !
Pour ce qui me concerne, cela a du se produire, le début du début, veux-je dire, après cette scène que je relate dans mon premier roman Dans la folie d’une colère très juste.

« Un après-midi d’octobre, à la sortie de Chevreuse dans la vallée du même nom, je faisais de l’auto-stop ! J’avais, je m’en souviens parfaitement, quinze ans et demi !... Une Peugeot blanche s’arrête. Le chauffeur, un monsieur dans la quarantaine, le genre employé de bureau, peau et costume gris, m’invite à monter puis engage la conversation. Prolixe, il pose les éternelles questions des adultes, me demandant à quoi je me destine. Je m’apprête à lui répondre quand il freine brutalement... La voiture de devant dont le clignotant droit était allumé s’est engagée à gauche !... Voyant qu’il s’agit d’une femme, celui-ci s’emporte soudain contre elle et contre la conduite féminine en général !... Gêné, je détourne mon regard vers le paysage... Après que la voiture fautive a viré, l’homme redémarre... Il toussaille, s’excuse et revient à la charge au sujet de mon avenir... Excès de hardiesse ou d’inconscience, je déclare que je veux être écrivain... Il paraît surpris. Demeure silencieux. Et m’examine. Plusieurs fois. Le temps que lui accorde la conduite. Puis, il s’informe de mes goûts. Quels sont mes romanciers préférés ! Alors, pêle-mêle, je cite comme ça vient : Ernest Hemingway, Charles Dickens, François Mauriac, Victor Hugo, Hervé Bazin, Maurice Genevoix, Pierre Loti, Jack London, Emile Zola, Jean Giono, les sœurs Brontë, Jules Vallès, Guy de Maupassant... Bien que ce ne soit pas sa route, celui-ci me propose de me raccompagner. Confus, je lui témoigne toute ma reconnaissance et puis nous parlons romans... Visiblement, notre homme connaît la littérature ! Et ni l’un ni l’autre nous ne voyons plus filer la route...

A l’entrée de mon village, l’homme dévoile tout à coup son identité : il se nomme Michel Tournier et est écrivain... L’année précédente, il a d’ailleurs obtenu le prix Goncourt ! Pour le Roi des Aulnes ! Et dans le même souffle, il me révèle qu’il est en train de travailler un récit s’inspirant de Vendredi, le personnage de Robinson Crusoé ! J’avoue ne connaître ni sa personne ni ses romans. Il n’en paraît nullement offensé et gare sa voiture devant l’église, sur le gravier blanc. Là, nous bavardons encore une bonne demi-heure... Finalement, il me convie à venir lui rendre visite, à Choisel, dans l’ancien presbytère qu’il habite... Je le remercie mille fois puis nous nous séparons... Bien sûr je n’y suis jamais allé chez lui au presbytère... Je n’ai jamais osé ».

Treize ans plus tard, je rencontre mon père que je ne connaissais pas, et cela en dépit de l’interdiction prescrite par la famille d’accueil.

A 28 ans donc, quelques jours après cette rencontre -choc et à la suite d’un travail d’analyse (gratuit sur le plan financier au bureau d’aide psychologique universitaire), bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, je jetais sur le papier les premiers mots de ce qui allait devenir mon premier roman. Premier roman que je parviendrai, après bien des péripéties, à publier cinq années après en avoir commencé l’écriture, en avril 1990 donc, le même mois que mon père décédait.

Aussi, s’agissant de mes activités, si j’ai opté pour la littérature qui n’est pas une affaire privée, donc en même temps que pour le champ littéraire (un ouvrage non lu demeure un manuscrit), il n’y a dans mon esprit aucune sous-estimation pour les protagonistes des autres champs : philosophes, scientifiques, politiques, représentants de tous les arts. Si j’ai embrassé la littérature, sans doute les raisons en sont-elles de nature identitaire, psychanalytique si vous voulez. Rien d’autre, en effet, que l’écriture de création fictionnelle ne me donne la possibilité de me sentir entier, ne me permet de dire je. Un je qui, sans doute, vit de manière exacerbée les situations d’injustice en raison des injustices subies et dont la tendance serait d’écrire en contre afin d’affirmer une pratique de connaissance, un droit à la vérité.

Pour ce je là, du sens ne peut advenir qu’à la condition de jouir de la conscience active que les humains vivent ensemble et simultanément, dans une interdépendance beaucoup plus essentielle qu’ils veulent bien le reconnaître. C’est pourquoi, cela, - la recherche de sens -, peut être déclenchée par de l’hostilité, de l’hostilité contre les idées dominantes en littérature comme en politique. Contre la doxa. Et de manière constante, en assumant l’hostilité ou plus précisément l’antagonisme entre littérature et politique. Le tout étant de le savoir.

L’ENGAGEMENT

Pour qui agit un tant soit peu, l’implication dans le monde est inévitable. Artiste ou intellectuel, l’implication se doit d’être consciente d’elle-même. Le degré de cette conscience, l’intensité de cette implication ne se jaugent bien sûr pas à la seule volonté de son protagoniste. Donc, oui, Sartre a raison en quelque sorte de rappeler qu’un "écrivain est engagé lorsqu’il tâche à prendre la conscience la plus lucide et la plus entière d’être embarqué, c’est-à-dire lorsqu’il fait passer pour lui et pour les autres l’engagement de la spontanéité immédiate au réfléchi".

Cela paraît tellement évident que Louis Aragon récusait le terme même d’engagement et qu’Egdar Morin situait l’apparition de cette notion à la mauvaise conscience d’auteurs n’ayant pas participé à la Résistance française durant la Seconde Guerre mondiale...

Ça n’est donc pas tant l’engagement lui-même, sa réalité, que ce à quoi cela a donné lieu comme appréciation par les écrivains eux-mêmes qui nous occupe. De ce point de vue, s’il y a, pour moi, un texte référent, il date de 1967, il s’agit d’une intervention de Claude Simon lors d’un colloque tenu à Vienne sous le thème "Littérature tradition et révolution".

Si pour l’auteur de La route des Flandres, les « traditions sont principalement des répétitions de formes mortes, la tradition est, au contraire dynamique. Nous existons et nous créons en fonction de la tradition qui nous a formés et dons nos actions découlent, même (et peut être surtout) lorsqu’elles prétendent le nier ».

En outre, « le mot révolution a également plusieurs sens. Issu du latin revolvere. Il signifie aussi bien mouvement rotatif que changement profond d’un état de choses existant.

On néglige peut-être trop le rapport entre ces deux sens. D’autre part, par révolution on a le plus souvent coutume de désigner des changements surtout politiques que l’on a tendance à considérer comme totalement novateurs. Mais il y a aussi les révolutions scientifiques, techniques, picturales, littéraires, etc., qui, chacune dans son domaine contribuent à modifier les rapports de l’homme avec le monde.

Curieusement, ces diverses révolutions semblent le plus souvent s’ignorer, sinon, même mal se supporter : les révolutions sociales et politiques par exemple, tolèrent avec peine ou pas du tout la liberté de critique et d’expression indispensable aux révolutions dans les arts et les lettres, quelquefois même, au nom des dogmes à respecter, elles l’interdisent aussi dans les sciences.
Avec un peu de recul, on s’aperçoit cependant que, s’ignorant, se condamnant ou s’opposant en apparence, ces mouvements que certains veulent cloisonner obéissent tous à des courants de pensée parallèles et complémentaires ».
Et il ajoute, « C’est qu’à notre tentative sans cesse renouvelée de saisie du monde, toute les activités de la pensée concourent à la fois, que ce soient la littérature, les arts plastiques, la philosophie, les mathématiques, la science ou la politique ».

Concernant les lectures disons mécanistes qui refusent l’autonomie du fait littéraire ou au contraire qui possèdent une conception par trop auto-référencée des œuvres, il me semble que ce que dit Claude Simon du pouvoir politique de la littérature correspond à une vision plus proche de la réalité d’une langue qui est toujours à la fois véhicule et structure.

« Périodiquement on s’interroge sur les pouvoirs de la littérature, sur le rôle qu’elle peut ou qu’elle doit jouer.
Il convient de mettre fin à une légende : jamais aucune œuvre d’art, aucune œuvre littéraire n’a eu, dans l’immédiat, un poids quelconque sur le cours de l’Histoire. Si des monuments du langage qui en appelle à l’action tels que les Tables de la Loi, les Evangiles, le Discours de la Méthode, le Contrat social ou le Manifeste communiste ont, parallèlement à l’évolution des techniques et des conditions économiques, transformé les sociétés de façon spectaculaire (encore que très lente), il n’est aucun exemple d’ouvrage littéraire (poème, roman) qui ait influencé de cette façon.
En revanche, au sein de l’immense et incessante gestation du monde, et dans l’ensemble des activités de l’esprit, toute production de celui-ci, à condition d’apporter quelque chose de neuf, joue son rôle, le plus souvent de façon invisible, souterraine, mais cependant capitale.
Une œuvre impliquant la pensée, que ce soit un masque Dogon ou Esquimau, une cathédrale gothique, un concerto de Bach, une théorie de physique, une page de Proust ou une peinture de Paul Klee, est une tentative de conjuration, de prise de possession et de transformation de la nature et du monde par leur recréation dans un langage. C’est à la fois une affirmation et une interrogation, à l’intérieur d’un vaste horizon de réponses sur les siens, le pourquoi de l’histoire, de l’univers, de l’être : en un mot sur la finitude ».

Pour ma part, et contrairement à ce qu’affirmait Michel Houellebecq, par exemple, revendiquant la création ex-nihilo, tout au moins refusant l’idée même de filiation, c’est bien dans une historicité que se situe mon travail d’écrivain ou de voulant être écrivain.

Oui de voulant être écrivain tant il est vrai comme je l’assurais dans la nouvelle La Revanche de Michel Ange, dédiée à Pasolini et dont l’exergue est : "Aucun artiste, dans aucun pays, n’est libre. Il est une vivante contestation" : "Le premier travail (de l’artiste consiste d’abord et avant tout à exister".

Voyons plutôt :
« Plus que de l’inquiétude, il sembla à l’écrivain que le regard du photographe manifestait une angoisse proche de la panique ».
 Oui, mais cette question est liée à la précédente, répondit Philippe Mariani d’une voix qui s’essayait tant bien que mal à rassurer son interlocuteur. « Car je ne pense pas qu’il n’y ait d’artistes valables, d’artistes dont le travail tienne véritablement le coup, qui ne soient hommes ou femmes qui affrontent le dogme ou l’idéologie en place ».
 Comment çà ? questionna Dolnay d’une voix basse, en fronçant les sourcils. Il avait prononcé ces mots sur un ton de réel étonnement.
 Soudain, l’appel long et entêté d’une sirène de vaporetto retentit quelque part sur le grand canal. Interrompus, ils se retournèrent dans un réflexe. Ils purent voir que des bancs de brume s’élevant des eaux se répandait peut à peu sur les quais. Plus loin, au-dessus de l’eau, masse étrange et fascinante, la nuit s’était densifiée. Entre les deux hommes l’interruption fut de très courte durée ; la voix chaude de Philippe Mariani se fit entendre : « Par exemple, voyez Michel-Ange Buonarroti avec l’idéologie et le dogme chrétien !... Je dis Michel-Ange, mais je pourrais tout aussi bien citer Bach, ou bien voyez Dante qui, lui, se frottait le cuir aux politiques puisqu’il en était un lui-même ! Voyez Balzac, Hugo, la liste serait longue, Molière !... Pour l’artiste, aux vibrations de sa voix, on sentait Mariani s’animer, le premier travail consiste d’abord et avant tout à exister, même pas à vivre, à exister, en tant qu’artiste bien sûr ! Par exemple lorsque les marchands dont vous me parliez à l’instant m’assurent que mon histoire, mon récit manquent de ceci ou de cela, eh bien, pour ma part, j’essaie d’agir comme l’avait fait Michel-Ange avec le gonfalonier Pier Soderini ».
 C’est-à-dire ?
Très vite, l’écrivain avait récupéré son souffle et son débit était redevenu régulier : « C’est Giorgio Vasari qui raconte - Dans sa Vie de Michel-Ange - que le gonfalonier Soderini voyant avec satisfaction la statue de David debout tandis que Michel-Ange y faisait quelques retouches, lui dit que le nez lui paraissait un peu fort. L’artiste observa que Soderini regardait le géant par en-dessous et ne pouvait de ce fait en saisir la véritable proportion ; il se hissa aussitôt sur l’échafaudage qui se trouvait à hauteur d’épaules, empoigna un marteau de la main gauche avec un peu de poussière de marbre qui traînait sur les planches et se mit à faire semblant de façonner doucement avec les ciseaux en laissant tomber de la poussière, sans rien modifier au nez. Il s’adressa au gonfalonier qui d’en bas suivait le travail et lui dit : « Regardez-le maintenant.
 Je l’aime mieux ainsi, répondit-il, vous lui avez donné la vie. Et Vasari ajoute que Michel-Ange redescendit tout en riant de pitié à part soi pour ce pauvre Soderini ».

Quant à l’historicité, je la pose comme essentielle.

C’est pourquoi de la même manière qu’il s’agit de reconnaître les autres qui nous sont contemporains, il s’agit de les reconnaître. Oui, l’écrivain fait partie intégrante d’une chaîne temporelle historique. Oui, la perte du passé revient à la perte d’un possible futur et donc à celle d’un présent, dans la mesure où ce dernier n’a de présence que comme liant le passé et le futur. Oui, qu’on le veuille ou non, nous sommes faits de pensées et d’actes transmis par nos aînés.

Et pour finir sur ce sujet, je dirais en parlant de Barthes qui évoque dans ses Essais critiques de 1964, "l’échec existentiel du projet d’écrire, qu’il en va non pas de l’échec du projet mais de l’échec de l’écriture elle-même puisque l’on peut, en fonction de l’objectif, toujours mieux faire et que ça n’est jamais fini. L’échec se doit donc d’être d’emblée assumé car il est compris dans l’acte même de création. Ce qui compte, Goethe le disait à sa manière est moins le but fixé que le chemin parcouru, le comment assurait Aragon plutôt que le pourquoi ou le pour qui de l’écriture, Pascal nommait ça le divertissement.

L’engagement ne vaut pas que d’un côté. Ce sont les intellectuels qui ont organisé l’éclatement meurtrier de la Yougoslavie, Alexis Carrel, l’inventeur des chambres à gaz, était titulaire du Nobel. Benjamin Franklin qui proposait de génocider les Indiens à l’alcool ou Joseph Staline signant jusqu’à 4000 condamnations à mort par nuit et qui lors de ses insomnies lisait et relisait les auteurs qu’il avait éliminés, n’avaient rien de béotiens et étaient à leur manière engagés. Emile Zola qui, sous l’impulsion de Clémenceau, qui en trouvera d’ailleurs le titre, écrit J’accuse n’a jamais donné une image vraiment flatteuse voire tout simplement vériste des couches populaires...
Bref, pour ma part, à la notion d’engagement qui, comme le rappelle Sartre, frôle le pléonasme lorsqu’on a affaire à des écrivains, des créateurs, je préfère celle de prise de parti qui a le mérite, me semble-t-il, de renvoyer à une réalité qui de fait est idéologiquement plurielle.
Enfin, s’agissant de cette prise de parti, elle me semble avoir deux origines principales. La première tient dans la phrase de Tocqueville qui vaut notamment pour les élites : "On est de sa classe avant d’être de ses idées". La seconde tient à l’expérience historique du genre humain qui explique que j’ai tendance, pour mon humble part, à envisager le désastre et à croire en la formidable prise de conscience autour du désastre.

LA GAUCHE

Les années 70 du siècle dernier ont constitué le terreau de ma formation politique et intellectuelle. Socialement, travaillant trois jours sur sept dans la restauration à partir de l’âge de 15 ans, j’appartenais durant mes années de formation au monde du travail composé de celles et ceux à qui l’expression de L. F. Céline va, je crois, comme un gant : "Rien derrière, rien devant, rien sur les côtés".

De la sorte, titulaire de diplômes aujourd’hui cadre supérieur, je continue à me vivre comme un homme double : travail alimentaire d’un côté et travail librement consenti de l’autre. Donc, pour moi, né en 1957, élevé dans une famille ouvrière, ayant adhéré à la Jeunesse Communiste à 13 ans, au PCF à 16 ans, ayant exercé des responsabilités et étant resté membre de ce parti jusqu’à aujourd’hui en dépit du constat de son affaissement, de son inutilité flagrante, mais dans le but de créer à partir de celui-ci un parti autre, adapté et se donnant les moyens d’intervenir dans le monde d’aujourd’hui, le vocable Gauche revêt une définition assez précise.

La Gauche se doit de prendre en charge, d’organiser, de faire passer les non-étant à un étant de la démocratie, à commencer par la politisation des couches populaires. J’en ai la conviction, les couches populaires, les non-étant, écartés de la démocratie et la démocratie n’est pas viable.

 Est-ce tout, me dira-t-on ?

Cela me paraît déjà énorme que, -récusant la mise en scène d’un prétendu égalitarisme dont Anatole France dans Les Dieux ont soif a raison de rappeler que Robespierre le refusait -de faire apparaître ce qu’en dit Jacques Rancière dans Aux bords du politique dans sa thèse 8 : "Le travail essentiel de la politique est la configuration de son propre espace. Il est de faire voir le monde de ses sujets et de ses opérations. L’essence de la politique est la manifestation du dissensus, comme présence de deux mondes en un seul".

Quant à la démocratie, Jacques Rancière dans sa thèse 4 considère que "en tant que rupture de l’anticipation du commandement dans sa disposition", elle est "le régime même de la politique comme forme de relation définissant un sujet spécifique". Autrement dit, le principe d’égalité universelle posé par la Révolution française et qui demeure quant à son effectivité même une problématique de pleine actualité.

Encore deux choses, la dimension planétaire et le militantisme.

Alain de Benoist, l’idéologue de la Nouvelle Droite, aime à rappeler que la politique réelle se fait à l’international tandis que Gilles Deleuze assure que les problèmes du Tiers-monde sont plus proches de nous que les problèmes de notre rue. C’est un fait que la mondialisation capitaliste non seulement interroge mais suscite des possibilités d’alternatives en raison même des difficultés et des conséquences qu’elle provoque. Ainsi, je partage par exemple le contenu de ces lignes extraites d’un récent ouvrage de Quinh et Jean-Claude Delaunay Lire le capitalisme contemporain :
« Actuellement, le processus d’uniformisation est d’autant plus mal ressenti et vécu qu’il s’opère sous le contrôle des Etats-Unis où s’exerce l’hégémonie d’une classe capitaliste impérialiste agissant avec une mentalité née de l’histoire de ce pays. Cette histoire est celle d’un capitalisme sans Etat, un capitalisme de bête sauvage, ne prédisposant pas les élites bourgeoises à concevoir le monde autrement que comme une extension du Far-West devant être civilisé par Coca-cola et la libre entreprise, sous l’égide d’une monnaie unique, le dollar ».
Outre cela : « avec le désordre écologique que la course à la performance et au rattrapage entraîne, le capitalisme ne constitue plus la solution contradictoire au progrès. Il en est le volet négatif et dangereux. S’il triomphe partout c’est qu’aucune proposition alternative cohérente ne semble répondre au double défi, celui de faire progresser une organisation sociale meilleure tout en maintenant le dynamisme des forces productives, celle du travail et celle de la science et de la technique. L’humanité entame le processus de son unification, mais découvre son extrême hétérogénéité. Par l’ampleur des moyens techniques auxquels il est parvenu, au terme d’une longue rencontre entre l’homme et la matière, l’homme étend son action à l’ensemble de la planète. En faisant de la recherche du profit le but de son activité économique, il la met en danger. L’organisation capitaliste qui s’impose aujourd’hui comme mode de régulation humaine semble pour l’instant plus porteuse d’orages et de destructions que de bien être ».

Du militantisme, j’écrivais dans un article paru après le 11 septembre 2001 dans l’Humanité et ayant pour titre, Le goût des autres, ceci :

« Fallait-il vraiment la destruction des symboles de richesse et de toute-puissance qu’incarnent les Etats-Unis, ces milliers de morts innocents, et la riposte américaine et d’autres morts encore, pour comprendre quel très mauvais coton filait notre monde ? A ce sujet, voyons ce que dit Eric Hobsbawnn dans un entretien à l’Humanité*. Ceci : « si les attentats peuvent être perçus par les plus démunis de ce monde comme une revanche sur les nantis, le terrorisme international, les mafias, le commerce de la drogue sont aussi les enfants de la globalisation. Dans l’économie du capitalisme libre, seul l’argent compte... » Un terrorisme nouveau a pris corps parmi nous pour longtemps encore, semble-t-il. Non pas la résistance des années quarante qui, avec le soutien des populations, s’en prenait à des militaires et non à des civils, et que l’occupant nommait « terrorisme ». Non pas non plus, des actions qui trouvent leur origine, pour reprendre le titre d’un roman, dans je ne sais quelle « folie d’une colère très juste ». Pour cela, il faudrait aimer les autres et respecter la vie même. Non, depuis quelques années déjà se développe un terrorisme qui puise sa force et réalise son accomplissement dans la négation propre à ceux qui veulent un sens plein, total et absolu comme la mort.

Aussi, quant à notre capacité à arrêter les terroristes et leurs visées lourdes de conséquence pour la paix dans le monde, il apparaît que le développement de la démocratie soit le seul antidote et la seule perspective possible. Et, de ce point de vue, ce qui ne sera plus comme avant, c’est la reconnaissance pleine et entière, me semble-t-il, que les militants, les laïcs la plupart du temps, forment le meilleur ferment de cette démocratie. Pas de démocratie sans démocrates. Par de démocratie autoproclamée, car cette dernière est un combat. De fait, ces femmes et hommes qui, quelle que soit leur fonction sont avec les autres, car ils en ont le souci -deviennent les éléments constitutifs et donc incontournables de la construction au quotidien d’une alternative au pire. Evidemment, il ne s’agit pas des « je détiens la vérité » repérables à leur étroitesse de vue, à leur sectarisme d’action, et à « leur assurance triomphale d’avoir raison » dont parlait Aragon. Non, je pense à celles et ceux qui investissent sans cesse le monde avec les autres, en tenant compte d’eux et en les invitant à agir à leur tour, parce qu’ils savent qu’on vit simultanément et, qu’on le veuille ou non, ensemble. Et cela dans un monde de plus en plus interdépendant et complexe où les valeurs immatérielles ne peuvent pas être niées indéfiniment. Les militants, dont l’image a été tellement caricaturée, dépréciée, ridiculisée par des décideurs qui croyaient s’affranchir de la nécessaire solidarité avec autrui, faisant de ce devoir une charge et non une exigence. Ces militants qu’il ne faut nullement confondre avec celles et ceux qui se servent des mêmes organisations comme refuge ou comme échelle sociale. Ces militants, êtres de chair et de sang, qui doutent, bien sûr, de leur engagement même, qui parfois se découragent, mais qui agissent. Et qui sont par là même le cœur de cette conscience humaine capable de tout à la fois comprendre la souffrance, d’être présents, d’écouter, d’encourager, d’inventer, d’entraîner dans une construction alternative au jour le jour.

Je le répète, ces gens se trouvent dans toutes les sphères de la société, demeurant invisibles aux idéologues du grand mythe de la consommation.

L’arrivisme médiatique, l’esprit réactif et moutonnier qui s’étalent depuis quelques années en toute tranquillité sous nos yeux, la négation de la réflexion au profit de « la course aux millions », ne valent que comme symptômes d’un tout petit monde qui passera. Emettre de la pensée sera toujours supérieur à n’importe quel verbiage rémunéré. Agir est supérieur à réagir, même s’il est des réactionnaires passionnants et qu’ils ont le droit de l’être. Se colleter à la réalité humaine est supérieur à la fuite infantile ou cynique dans la sphère du privé.

 Vérités d’évidence ?

Allons ! A l’ombre de la fabrication en série de héros aussi futiles que médiatiques, des femmes, des hommes, simples citoyens, intellectuels ou artistes, jeunes ou vieux, travaillent chaque jour et à leur mesure pour la paix et la démocratie. Sans eux, la dignité humaine serait un vain mot et la démocratie une chimère. Sans eux, il sera difficile de sortir de la logique des extrêmes. L’humanisme n’a pas disparu, tout juste a-t-il été mis sous le boisseau, il ne tardera pas à redevenir visible. C’est en cela que rien ne sera plus comme avant »..

L’Humanité, 12 octobre 2001

Toujours à propos du militantisme, dans une préface à un texte de Rosa Luxemburg Dans l’asile de nuit paru le 1er janvier 1912, je la citais : "Rester un être humain, c’est jeter, s’il le faut joyeusement sa vie tout entière" sur la grande balance du destin", mais en même temps se réjouir de chaque journée de soleil, de chaque nuage". En d’autres termes, accepter non pas obligatoirement une activité militante mais assumer une démarche militante revient à faire le deuil de toute doctrine téléologique qui considère le monde comme un système entre moyens et fins.

De la sorte, ce que déclarait le philosophe du langage George Steiner à la faveur d’un entretien avec Omar Merzoug paru dans La Quinzaine littéraire de février 2008 appartient dans mon esprit pour une part au passé :

"Nous petites gens, nous ne sommes pas à la hauteur de l’utopie communiste, socialiste, messianique. Mais ça ne veut pas dire que les révolutionnaires ont tort, mais qu’ils surestiment les capacités d’altruisme chez l’homme".

Je veux dire par là que le militantisme politique a produit de la déception, du désespoir dans la mesure où il était, où il est encore lié pour certains à un messianisme, à une utopie. C’est pourquoi, pour ma part, je reprendrai et j’opterai la définition du sociologue Vakaloulis que je citais lors d’un rassemblement d’intellectuels à l’initiative du PCF, à Aubervilliers pour qui « l’engagement se doit d’être porteur d’une volonté d’actions concertées et solidaires, où l’individu rencontre le collectif non pas comme une limite mais comme la condition de son auto-accomplissement ». Ce qui ne signifie nullement que cette démarche ne produise pas elle non plus de la déception, qu’elle soit déceptive ce qui ne veut pas dire décevante. Bien qu’en l’occurrence, il ne faille pas rêver : toute action militante est longue et doit se situer dans le moyen et essentiellement le long terme.

ARTICLES ET ESSAIS

Que dire du travail purement politique et intellectuel sinon qu’il s’origine dans cette idée contenue dans, dès le premier chapitre, du Contrat social de Rousseau : « l’ordre social (est un droit sacré) qui sert de base à tous les autres d’une part et dans cette définition de l’intellectuel d’autre part qui est celui qui lie un travail d’analyse à une préoccupation citoyenne, sinon c’est un spécialiste. J’avais écrit : "L’intellectuel serait une personne qui fait œuvre d’intelligence sur le monde, qui travaille à rendre le monde présent, intelligible et le plus souvent par des mises en relation, voire des médiations. Et cela au nom d’un universel à faire". Il y a, pour un intellectuel, une dimension organisationnelle incontestable.

Pour ma part, c’est sous le signe de la connaissance historique, contre le conformisme pesant voire paralysant ou le manque de culture voire la paupérisation intellectuelle de mon camp que je m’essaie à intervenir. En me mettant en quelque sorte en veille sur des questions qui me paraissent non de parti mais de société voire de civilisation jusqu’à publication d’ouvrages ou menées de campagne.

Ainsi, sans m’attarder aux actions proprement dites de militantisme qui vont de la participation aux réunions, à l’animation de certaines causes (Les sans-papiers) : publication d’un ouvrage, organisation du Tour de France des sans-papiers, etc..., au fait de se présenter sur une liste aux élections municipales, à la direction d’une collection aujourd’hui disparue qui a permis de publier des ouvrages sur l’écologie, l’altermondialisme, le racisme..., à la participation à une revue en ligne Vendémiaire, appel pour la Gauche dans Libération durant les dernières présidentielles, sans m’attarder donc à tout ce qui innerve la vie d’un intellectuel qui prend parti, je me propose de m’arrêter brièvement sur trois exemples dans le domaine de l’édition et du journalisme.

 Sur la connaissance historique : l’ouvrage Un siècle d’Humanité signé Roland Leroy que j’ai réalisé et qui retrace un siècle d’existence du seul quotidien communiste encore existant en Europe ou bien la préparation d’Un siècle de Vie Ouvrière, sur le magazine de la CGT ont demandé et demandent un investissement considérable. Fait appréciable, l’impact est direct notamment sur les enseignants, les militants. Même chose avec l’essai biographique sur Aragon, Aragon, la liaison délibérée. Ajoutons que ces parutions s’accompagnent d’une activité de rencontres-débats, de conférences assez épuisantes mais irremplaçables quant aux effets.

Ainsi en a-t-il été, par exemple, d’un débat organisé à la dernière fête de l’Humanité avec le philosophe italien Domenico Losurdo, notamment sur ses ouvrages Le révisionnisme en histoire, Gramsi, le communisme critique où est avancé l’idée que le communisme a notamment échoué sur la question de l’Etat, de la nation et de la religion. Idées absolument minoritaires aujourd’hui dans la mouvance communiste. Avec plus de 200 personnes lors du débat, 700 de ses ouvrages vendus sur la fête de l’Huma, nous avons permis de faire connaître à un public militant les travaux de ce philosophe italien communiste.

 Sur la religion, le religieux devrais-je dire, dans un article contre l’intervention guerrière en Irak, la dernière, dans un article intitulé Juste avant la guerre, j’écrivais :

« Lors du forum économique mondial de New York, en février dernier, le président d’AOL Time-Warner, M. Parsons, déclarait qu’ « à une époque les Eglises avaient joué un rôle déterminant dans nos vies, ensuite ce furent les Etats, à présent c’est au tour des entreprises ». Le passage d’une société politique à une société de marché, le rêve tout à la fois de Fukuyuma, des soixante-huitistes repentis et de Bush, s’effectue sous nos yeux ».

Et c’est bien en tant qu’athée que je participais, à l’invitation de l’hebdomadaire Témoignage chrétien, à la prière interreligieuse d’Assise à l’initiative de Jean-Paul II en janvier 2002 d’où je ramenais un texte pour TC dont je ferai par la suite un opuscule Voyage à Assise dans lequel on peut lire :

« S’il est vrai qu’il y a du religieux ailleurs que dans les religions, il n’en est pas moins vrai que la paix dans le monde ne pourra pas être promue, s’il n’y a pas de paix entre les religions et si celles-ci ne montrent pas aussi le chemin. La vérité n’est pas un absolu mais une recherche, une quête.
Emile Durkheim affirmait que son cours sur la religion de 1895 avait été un tournant majeur dans son travail. Il dit avoir découvert, à ce moment là, que toutes les sociétés ont besoin d’un système de croyances pour fonctionner. Louis Althusser, quant à lui, parle d’idéologie, c’est-à-dire de représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence. Imaginaire, qui a rapport à l’image de soi, sans laquelle aucun être humain ne peut vivre. C’est un fait, ainsi que le rappelle Salomon Reinach : « l’origine des religions se confond avec les origines mêmes de la pensée de l’activité intellectuelle des hommes ». Jean Jaurès l’a bien compris, qui voyait parce que cela crève les yeux, que l’humanisme a pour une large part sa source dans le christianisme ».

Enfin, l’article paru dans l’Humanité du 27 mars dernier, sur l’ouvrage du philosophe Slavoj Zizek, Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu ? donne la pleine mesure de ce que j’essayais de faire entendre jusqu’ici.

« Dans Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu ? Slavoj Zizek s’oppose frontalement au réquisitoire libéral ou libertaire archi-usé qui identifie « un messianisme commun au christianisme et au marxisme » et qui ramène les partis communistes à des sectes religieuses sécularisées. Pour lui, cet argument ne s’applique qu’à « un marxisme dogmatique, sclérosé et aucunement à son noyau émancipateur ». A la suite du décisif Saint Paul, la fondation de l’universalisme d’Alain Badiou. Slavoj Zizek remet les choses à l’endroit : « au lieu d’adopter cette position défensive qui laisse à l’ennemi le choix du lieu de l’affrontement, avance-t-il, il s’agit d’inverser la stratégie en assumant pleinement ce dont on est accusé : oui, le marxisme est dans le droit fil du christianisme ; oui, le christianisme et le marxisme doivent combattre main dans la main, derrière la barricade, le déferlement des nouvelles spiritualités. L’héritage chrétien authentique est bien trop précieux pour être abandonné aux freaks intégristes ».

Voici donc pleinement reconnu ce que Pasolini s’est littéralement tué à nous dire. Paul, le constructeur du christianisme, l’un des tout premiers théoriciens de l’universel, « a désiré détruire de façon révolutionnaire un modèle de société fondé sur l’inégalité sociale, l’impérialisme et l’esclavage (Badiou).
C’est la raison pour laquelle, prévient Zizek, on fait fausse route à vouloir opposer le message originel des Evangiles à une prétendue trahison par le fondateur de l’Eglise, de la même manière qu’en opposant le premier Marx à la « sclérose » léniniste. Car c’est bien l’action de Paul qui a permis de fonder théoriquement le message révolutionnaire chrétien, par ce « geste inouï qui est de soustraire la vérité à l’emprise communautaire, qu’il s’agisse d’un peuple, d’une cité, d’un empire, d’un territoire ou d’une classe sociale » (Badiou).

C’est ce qu’avaient compris les contre révolutionnaires de 1789 ou bien Nietzsche, qui nourrissait une véritable haine de l’universalisme paulinien : ‘Le poison de la doctrine des droits égaux pour tous, c’est le christianisme qui l’a répandu le plus systématiquement ». Mais aussi les nazis qui virent dans les chrétiens « les bolcheviks de l’Antiquité ». Que le résistant Louis Aragon opte pour « une conception de l’homme que peuvent avoir le communiste et le chrétien mais le nazi jamais » n’incite-t-il pas les progressistes à considérer le christianisme autrement que comme une vieillerie à odeur d’encens mais comme un trésor configurateur d’émancipation humaine ? »

C’est évidemment prendre le contrepied des ouvrages tels ceux de Richard Dawkins Pour en finir avec Dieu dont les ventes battent des records aux Etats-Unis qui paraît en France ces jours-ci dont même Michel Onfray a refusé de faire la préface. Car celui-ci reconnaît que "Dieu existe, mais comme une fiction rendue possible par l’angoisse existentielle".

Et sur la manière dont ce type d’ouvrage traite ces questions de foi il ajoute, « la science ne montrera rien du tout et c’est un combat d’arrière-garde que de vouloir, à la manière d’un positiviste, régler son compte à Dieu en recourant aux récentes découvertes faites par la physique nucléaire ou la biologie moléculaire ».

La limite d’Onfray est, me semble-t-il, de s’en tenir à la seule angoisse existentielle car le genre humain a toujours besoin de grand complexe identificatoire, de mythe.
Lors d’une fête de l’Humanité, dans l’enceinte du village du livre, durant un débat à grand spectacle qui réunissait Michel d’Onfray et Elisabeth Roudinesco qui ne pouvait quant à elle faire entendre un seul argument à son interlocuteur et au public qui applaudissait à tout rompre chaque parole de son Dieu de l’athéologie, je demandais à un homme venant du Havre qui l’avait pris, à qui je devais dédicacer Voyage à Asise. Dans un sourire, celui-ci me répondit qu’il voulait l’offrir à son secrétaire de cellule du Parti et il me donna ses prénoms et nom. J’inscrivai quelques mots. Puis lui tendant l’opuscule, je l’interrogeai sur le dédicadaire secrétaire de sa cellule. Le havrais me révéla le plus simplement du monde que celui-ci était prêtre..

Dernier exemple, assez simple en vérité, un compte-rendu pour Vendémiaire repris dans la revue Nouvelles fondations de la fondation Gabriel Péri, sur l’ouvrage Apprendre à lire, la querelle des méthodes chez Gallimard par 3 auteurs dont Jean-Pierre Terrail notamment que je citais :
« On peut d’abord souligner que les données comparatives dont nous disposons, issues notamment de nombreuses enquêtes menées aux Etats-Unis, convergent pour souligner la plus grande efficacité de la syllabique, y compris en matière... de compréhension du déchiffré. Ce résultat me semble dû pour l’essentiel à deux facteurs. D’une part la syllabique assure un apprentissage beaucoup plus rapide et beaucoup plus systématique du décodage graphophonologique (et, pourrait-on ajouter, un enseignement beaucoup plus facile, souvent directement assuré par les parents « cultivés »).

D’autre part la syllabique est la seule méthode permettant d’éviter toute pratique de « lecture devinette », où le sens du texte est reconstruit grâce à l’impasse sur le déchiffrage de certaines syllabes, de certains mots, des signes de ponctuation. Les élèves que l’on habitue ainsi à se précipiter sur le sens en faisant l’impasse sur la forme acquièrent des habitudes d’approximation langagière et de flou sémantique qui leur porteront inévitablement préjudice pour toute la suite de leur carrière scolaire et de leur vie intellectuelle... »

Il est évident que ce travail se veut la résultante d’un engagement politique au sens noble du terme, ou large si vous voulez. Et que cela demande du temps, de l’investissement, de la ténacité. Et ce qu’il s’agisse d’un compte-rendu de La Révolution rêvée, pour une histoire des intellectuels et des œuvres révolutionnaires 1944-1956 de Michel Surya ou bien de celui de La Raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe par Pierre Manent, libéral opposé au projet de traité constitutionnel en mai 2005, ou bien encore de celui sur La France perd la mémoire de l’historien Jean-Pierre Rioux Malaise dans l’esthétique de Jacques Rancière ou enfin celui sur Ceci n’est pas un livre, essai sur la littérature, le monde littéraire et l’industrie du livre, par une ex-yougoslave d’origine croate, exilée aux Etats-Unis, Dubravka Ugresic...

ROMANS ET NOUVELLES

Qu’il s’agisse de la lecture ou de l’écriture, il n’y a rien, à mes yeux, dans l’échelle des valeurs, au dessus de l’art. "Une œuvre d’art vaut mieux qu’un ouvrage philosophique" écrit Deleuze dans Proust et les signes. "Car ce qui est enveloppé dans le signe est plus profond que toutes les significations explicites".
Ainsi donc, si l’on s’accorde à dire que l’art-roman ou nouvelle - est, à mes yeux, un moyen de connaissance, "l’être qui entraîne le savoir au-delà de l’avoir" (Aragon) et qu’il l’est de manière centrale dans mon activité, c’est qu’il me permet d’être en état de présence réelle tout en m’effaçant. C’est qu’il m’autorise, cet acte d’écrire, à dire je... l’Art, pour celui qui écrit et celui qui lit par exemple, est une activité constitutive d’un sujet.

De la poésie, on peut entendre de l’art en général, Yves Bonnefoy dans Shakespeare et Yeats écrit qu’elle est un des actes par quoi une conscience peut essayer de se désentraver des motivations qui la fragmentent, pour s’établir dans un réseau de significations et de chiffres qui assurent notre unité". Marc Le Bot écrit au sujet d’Henri Meschonnic que pour lui "l’art est toujours moderne. Il est ce mode de la pensée qui recherche dans le concret d’une réalité sociale actuelle, l’insertion de la subjectivité. L’art est en cela un acteur social. C’est lui qui permet au "sujet" de se socialiser subjectivement"...(La quinzaine littéraire, octobre 1988). De la poésie encore, Alain Jouffroy écrit que "l’homme, et ce sera toujours la raison d’être de la poésie, n’est pas encore totalement découvert". Manière de dire qu’il ne le sera jamais et que l’acte de connaissance est un acte fondateur par excellence d’un je en devenir.

Si l’implication de l’intellectuel se réalise sur le terrain idéologique, et s’attache à « la remise en question de la chose jugée » (Aragon), celle de l’artiste vise, me semble-t-il, à la formulation du non-dit.

 C’est pourquoi ai-je l’habitude de répondre à la question pourquoi écrivez-vous ?

Car on ne m’écoute pas !

Ou bien : j’écris des choses que j’aurais aimé lire.

Ainsi, et pour les prendre par ordre chronologique, mon premier roman (très à contre-courant alors) voulait donner à lire le vécu d’un jeune militant communiste apprenti écrivain dans les années 80, sa formation, les contradictions vécues entre art et politique, sa filiation avec un grand-père résistant, prisonnier avec des soldats soviétiques, ayant participé à la conquête de l’Allemagne nazie dans les troupes commandées par le colonel Fabien, personnalité communiste devenu mythique après sa mort, à vingt-six ans. Et cela par une juxtaposition alternée de deux récits. L’un se déroulant durant les années de guerre, l’autre pendant le début des années 80. Pour le personnage des années 80, la première séquence s’ouvrant sur une visite hallucinée de la maison Balzac et la deuxième sur la prise de fonction d’un Président socialiste au Panthéon, le 21 mai 1981, entre art et politique.

Le fait d’être pressenti pour le prix Félix Fénéon en concurrence avec un roman de Cahuzac qui obtint le prix, un certain succès aussi auprès du public m’incitèrent à persévérer. Seulement, les critiques et la défiance dans mon propre camp firent que je me lançais dans l’écriture d’un recueil de nouvelles afin de montrer que je pouvais "produire" autre chose qu’un texte classé comme engagé. A ce sujet, lors d’une réédition, dans une postface, j’écrivais en citant une lettre que Simone Gallimard m’avait adressée :
« Il ne s’agit nullement », continuait Simone Gallimard, « d’un texte narcissique comme cela arrive souvent, mais d’une véritable démonstration fort habile qui n’est pas loin de déboucher sur quelque chose d’universel. On pense bien sûr à Sartre, un peu à Aragon... » Moi qui croyais même inspiré des écrivains américains contemporains...

Donc, ainsi que je le disais, selon certains « étroits » ou « bien assis » souvent les deux à la fois, avec ce livre, j’exagérais, je faisais preuve d’une sorte de naïveté, j’étais fou, à côté. Et puis quelle incongruité, n’est-ce pas, d’affirmer de la sorte une volonté artistique à partir d’un matériau politique !

Leur inculture pour ne pas dire leur place leur servait de rempart.

Sans doute n’avaient-ils jamais lu ni Châteaubriand ni Barrès par exemple. Entre temps, il y a que le monde est devenu bien plus fou et infernal que l’auteur de Dans la folie d’une colère très juste qui s’est, pour sa part, toujours efforcé de ne pas confondre la mode et la réalité.

Le Hammam, donc, rassemblait dans mon intention tout au moins, des nouvelles, à l’exception de la dernière éponyme, où l’amour (le manque d’amour), la solitude tenaient lieu de lien entre les personnages en même temps qu’avec le lecteur. Là encore, la reconnaissance notamment d’Alain Bosquet dans Le Quotidien de Paris, journal de droite, m’encouragea à poursuivre.

Un homme inutile, qui me fit rencontrer un public plus large, entendait mettre des mots sur le traumatisme que représente le chômage pour un jeune homme en pleine santé, hautement diplômé et qui plus est, appartenant aux couches moyennes de la société. C’est-à-dire à un milieu alors, en 1998, impréparé à cette situation. Evidemment, la suite a donné en quelque sorte raison à ce roman...

Avec le recueil de nouvelles, La Revanche de Michel Ange, c’est à la préséance des artistes sur les politiques que j’ai voulu donner retentissement en même temps que j’y exposerai mon choix esthétique. Constant Fresnoy, la nouvelle fermant le recueil, relate à dessein le licenciement d’un militant de gauche par le maire pour lequel il a travaillé durant trois années...

Monsieur Le député s’est voulu un roman de soutien, d’hommage à la politique, à son exercice, rempart de la démocratie, dans une époque où elle était rejetée. Un roman d’élucidation également d’un moment historique, la guerre du Kosovo, moment marquant la fin de la lecture du monde selon la grille de lecture héritée de la guerre froide.
Avec la constatation que la Droite française se tenait, dans cette affaire, un cran au-dessus de la Gauche... L’intrigue se construisant depuis le travail d’un député (j’ai été, à l’âge de 20 ans, assistant parlementaire)...

Une histoire française, roman historique, est partie d’une fascination pour le 18ème siècle jusque dans le physique de la géographie d’alors mais aussi d’une volonté, d’une part, de casser le "présentisme" dont parle Hobsbawm, ce manque de culture évident revendiqué et d’autre part, la position anti-nationale à la mode, à mon sens totalement a-historique. Et de mieux comprendre l’avant-révolution, la période vécue par les jeunes Danton, Robespierre.

Vivre intensément repose, recueil de nouvelles, se veut en quelque sorte dans la nouvelle éponyme un tableau tendu aux lecteurs sur la condition d’un écrivain aujourd’hui lorsqu’il ne vit pas de sa plume, avec un fil rouge tissé de personnages féminins, des nouvelles visant à troubler les idées reçues sur les prostituées, le tourisme social, les difficultés sociales, la personnalité de Louise Michel...

Le dernier à paraître, à la rentrée, un roman qui a pour titre Nuit d’Hiver, a pour sujet une enfance dans les années 60 en France. Il s’est écrit comme tous les autres, autrement dit de manière laborieuse, en menant une bataille incessante contre le texte qui voyait le jour.

Merci de votre attention.