Valère Staraselski

1909-2009 Un siècle de Vie Ouvrière
Le site e-torpedo - Interview Valère Staraselski
septembre 2009



Interview de Valère STARASELSKI

1)e-torpedo : Valère Staraselski, vous signez avec le syndicaliste Denis Cohen Un siècle de Vie ouvrière. Pourquoi un ouvrage sur les cent ans de la VO ?

Valère Staraselski : Tout d’abord, je dois dire qu’il s’agit d’une idée que m’a soumise Denis Cohen en 2007. La réalisation de cet ouvrage qui couvre cent ans de La Vie ouvrière, avec plus de 700 illustrations et photographies dont celles de Robert Doisneau et Willy Ronis a demandé un travail de titan. Des heures et des heures de recherche dans des conditions assez infernales. Et sans le concours de Didier Delaine (iconographie mise en page), Stéphane Gravier, Christian Valléry et Marie-Line Vitu, je n’aurai pas pu aboutir. Voilà, il fallait que cet hommage leur soit rendu !

Rares sont les journaux qui peuvent célébrer leur centième anniversaire. D’autant que La Vie ouvrière associe utilité syndicale et originalité d’un titre de presse, expérience unique et n’ayant d’équivalent ni dans d’autres syndicats ni dans d’autres pays ! La Vie ouvrière est un phénomène typiquement français !

Jamais neutre, souvent « poil à gratter », La Vie ouvrière est partie intégrante du patrimoine du monde du travail, de ses combats, de ses espoirs. C’est bien cent années d’actions syndicales, de luttes qui se confondent avec l’histoire de notre pays comme avec celle du monde que l’on peut trouver dans les numéros de la V.O. Or, depuis quelques décennies, nous traversons une crise économique dont on peut penser, en partie, que l’absence d’un poids réel des travailleurs face aux possédants, seuls décideurs économiques, est un facteur aggravant. Cela se traduit, par exemple, par ce qui aurait été impossible il y a seulement vingt ans en arrière, le fait que dans les entreprises aujourd’hui, la bataille de la prime de départ prend le pas sur la défense de l’emploi. La France qui demeure encore un pays à part d’un point de vue politique et social est orpheline d’une certaine dynamique : Le Front populaire, La Libération, Les Trente Glorieuses. Quand le peuple était acteur et non simplement figurant, il lui arrivait quelquefois de tenir le premier rôle, il y avait alors des avancées économiques et sociales formidables. Or, à la faveur du centenaire de la V.O, la sortie d’Un siècle de Vie ouvrière permet de rappeler que le pari de l’intelligence, de la connaissance, du partage de l’expérience de la lutte, de « coopération intellectuelle » lancé par la V.O, il y a cent ans, est un passage obligé pour qu’une nouvelle dynamique puisse advenir.

2) A quoi a servi la V.O ? Qu’apprend-on en consultant les exemplaires sur un siècle, qu’en avez-vous retenu ?

Outre ce que je viens d’évoquer à l’instant, je crois tout d’abord que la V.O a toujours été et est toujours au rendez-vous des luttes sociales et des combats des époques traversées, y compris quand ces combats avaient une visée messianique. Ainsi, dans la V.O du 6 novembre 1930, Marcel Cachin écrit à propos de l’Union Soviétique : « Ils ont fourni la preuve à tous les prolétariats du monde (qui ne voulaient pas le croire et ne le croient pas encore) que la classe ouvrière est dès maintenant en état de se passer de maîtres ». On est de la sorte en mesure de mieux comprendre quel était l’état d’esprit d’une large couche des travailleurs à l’époque. De manière générale, à travers ce siècle, on peut constater dans ce journal une permanence solidaire qui, par ailleurs, fonde toujours la démarche de la CGT et qui s’attache à l’unité de la classe ouvrière et du monde du travail dans sa diversité. Outre cela, je crois que la V.O a été et est restée fidèle au projet que lui avait donné Pierre Monatte, son fondateur dès son premier numéro en octobre 1909, c’est-à-dire une quinzaine d’années après la naissance de la CGT. Pierre Monatte, qui voulait « une revue d’action », expliquait : « Nous voudrions qu’elle rendit des services aux militants au cours de leurs luttes, qu’elle leur fournisse des matériaux utilisables dans la bataille et dans la propagande et qu’ainsi l’action gagnât en intensité et en ampleur. » Honnêtement, à la lecture d’Un siècle de Vie ouvrière, on peut dire que le programme de Monatte a été tenu. En effet, du premier numéro dont l’objectif est de « donner à l’ouvrier la science de son malheur » et qui affiche 550 abonnés à La Nouvelle Vie Ouvrière de 2009, c’est à un salutaire rappel de la réalité sociale auquel nous convie La Vie Ouvrière. A feuilleter le journal, l’on apprend par exemple que le sous secrétaire d’Etat des Postes et Télécommunications, le radical Julien Symian, en 1911, arrive en courant dans la grande salle du Louvre et crie aux dames téléphonistes en grève : « Ah tas de putains, vous allez reprendre le travail ! ». Et que, plus de soixante ans plus tard, lors de la plus grande grève des postiers d’octobre 1974 qui paralysa le pays, le ministre qui avait parlé du « travail idiot dans les centres de tri » sera remercié au début de l’année suivante... Que de 15 000 abonnés à la fin mai 1936, La Vie Ouvrière passe à plus de 200 000 en 1937 pour atteindre des sommets de diffusion à la Libération et les années suivantes, devançant parfois le tirage de Paris Match. Que durant la guerre, ses rédacteurs faisant preuve d’un courage époustouflant, émouvant, à côté des appels au sabotage, à la lutte armée et des slogans tels « la vengeance est un devoir sacré », le journal devenu clandestin n’oublie pas le ravitaillement : « c’est un comble. Il n’y a plus de vin en France. Tout au moins, ce sont les officiels qui disent cela. Or, les ouvriers veulent du vin ». Que les ministres ouvriers chargés par le gouvernement De Gaulle de mettre en œuvre le programme du Conseil National de la Résistance sont tous des syndicalistes de la CGT. Que l’on croise régulièrement Bourvil qui déclare dans une interview qu’il est en retard du paiement de ses timbres. Que l’on croise également Johnny Hallyday remettant un chèque aux syndicats de Decazeville ou, faisant la une, le responsable syndical des artistes : Jean-Paul Belmondo ! Que, des événements de 68 durant lesquels La Vie Ouvrière paraîtra régulièrement en passant par l’espoir suscité par l’élection de François Mitterrand (« Rien n’est joué. Tout dépendra de l’intervention lucide, active, constante et responsable des travailleurs » écrit la V.O), la chute du mur de Berlin, la victoire planétaire destructrice des néolibéraux, la lente descente aux enfers des salariés jusqu’au défilé unitaire du 1er mai 2009, le premier depuis la Libération, La Vie Ouvrière, longtemps dirigée par d’authentiques résistants, prône toujours et encore l’initiative contre l’attentisme.

3) Qu’en est-il de la classe ouvrière aujourd’hui ?

Historiquement, la classe ouvrière s’est définie par son rapport à la matière. Etre ouvrier, c’était intervenir directement sur un produit matériel. L’ouvrier, c’était le travailleur manuel, qui soit avec des outils, soit par l’intermédiaire d’une machine-outil, transformait la matière. Aujourd’hui, notamment avec la révolution informationnelle, le travail des ouvriers a évolué de façon considérable. Après Les Trente Glorieuses, certains ont parlé des Trente piteuses, ceci est particulièrement vrai pour le groupe ouvrier. Jusqu’en 1936, voire jusqu’au début des années 50, le salariat français est dominé numériquement et idéologiquement par le groupe ouvrier. Les années 60 et 70 vont être marquées par la croissance extrêmement rapide d’un nouveau type de salariat, celui des services, et notamment en France, des grands services publics de l’éducation, de la recherche, de la santé et des communications. D’abord, le chômage. Fin 1967, Georges Pompidou, lors d’un entretien télévisé, annonçait : « Le Gouvernement va devoir faire face à un problème permanent de l’emploi ». A l’époque, cela avait paru incongru. De 5% en 1975, le chômage a atteint les 12% de la population active à la fin du siècle. Et de 1974 à 1988, l’industrie qui représentait 38% de la population active est passée à 25%. S’il y a eu entre 1986 et 1995 une moyenne de 400 000 licenciements économiques par an, c’est principalement les secteurs industriels qui ont été touchés. Le monde ouvrier est plus victime que les autres du chômage de masse. C’est un fait, les ouvriers, de moins en moins nombreux, de plus en plus différents, ayant perdu leurs repères et leur identité de classe, ont été, nous dit l’historien Georges Duby « les grands perdants de ce dernier quart de siècle de transformation rapide de l’économie française ». La classe ouvrière est, depuis les années 70, inférieure en nombre à comparer à 1931. De ce point de vue, 1975 est une date rupture, en effet, le sentiment d’appartenance à la classe ouvrière n’a cessé de décliner. 1975 est aussi la date du déclin de la syndicalisation en France, notamment de la CGT, première confédération ouvrière. A noter, tout de même, un redressement depuis quelques années...

4) Que dire des rapports entre syndicalisme et politique ?

Outre la nouvelle répartition de la richesse nationale entre le capital et le travail, au détriment de ce dernier, il faut ajouter que les revenus du travail sont, depuis le milieu des années 1980, plus taxés que ceux du capital. Aujourd’hui, ça n’est pas telle ou telle catégorie qui voit ses acquis attaqués par le capital, c’est le socle même des garanties collectives qui est systématiquement démantelé. Ainsi, qu’il s’agisse des syndicats ou des partis politiques, il faut dépasser les réflexes pour exercer sa réflexion. « Nous vivons un tel bouleversement », explique Maryse Dumas de la CGT, « que les réflexes d’hier ne marchent plus et nous mettent sur la défensive ». Or, ce dont a besoin le mouvement populaire c’est de réinventer un nouveau syndicalisme qui doit s’originer dans ce fait incontournable : 7 millions de salariés changent de statuts chaque année, les CDD, l’intérim sont monnaie courante, l’insécurité sociale devient la norme. Ce dont ont besoin les couches populaires, c’est de partis politiques capables de les représenter telles qu’elles sont. Le capitalisme a marqué des points considérables ces dernières années, il y a eu une explosion du capitalisme populaire qui a été un fait majeur, révélateur de la profonde mutation française des années 1980-1990. Mais dans le même temps, le Président de la République dans un discours devant le Congrès réuni le 22 juin dernier, déclare : « Le monde d’après la crise sera un monde où le message de la France sera mieux entendu et mieux compris. Ce sera un monde dans lequel, compte tenu de sa culture, de ses valeurs, la France sera mieux armée que beaucoup d’autres pour réussir. [...] Nous aimons tous notre pays. Nous partageons les mêmes valeurs fondamentales. Nous voulons que chacun ait les mêmes droits et les mêmes devoirs, que chacun se sente respecté, que chacun ait sa place dans la société. Le modèle républicain reste notre référence commune. Et nous rêvons tous de faire coïncider la logique économique avec cette exigence républicaine. Ce rêve nous vient, pourquoi ne pas le dire, du Conseil national de la résistance, qui, dans les heures les plus sombres de notre histoire, a su rassembler toutes les forces politiques pour forger le pacte social qui allait permettre la renaissance française. Cet héritage est notre héritage commun. [...] Bien sûr, pendant trente ans, les valeurs françaises ont été à contre-courant de celles qui dominaient l’économie et la politique mondiales. Mais qui ne voit que la crise mondiale crée de nouveau des circonstances favorables à cette aspiration française à mettre l’économie au service de l’homme et non l’inverse. » Qu’attendent donc les syndicats, les partis politiques pour le prendre au mot et montrer que Nicolas Sarkozy fait l’exact contraire de ce qu’il dit ? Et s’il le dit, c’est qu’il sait que ce discours a encore des résonances puissantes dans notre pays. Un siècle de Vie ouvrière est précisément un ouvrage où se ressourcer pour mener l’action émancipatrice d’aujourd’hui. La question politique fondamentale aujourd’hui qui, me semble-t-il, est posée aux partis progressistes est de trouver la configuration politique qui exprime réellement « l’unité dans la diversité » des couches populaires mais également des couches intellectuelles. Et il y a une idée fondamentale qui était déjà émise par Jean Jaurès et les fondateurs du syndicalisme révolutionnaire qui est la suivante : le travailleur, l’ouvrier ne doit pas être exclu de toute part, de toute direction, de tout maniement des choses humaines et des grands intérêts. Le travailleur doit être dans la gestion économique. Pour que le travail soit vraiment libre selon Jaurès, il faut que tous les travailleurs soient appelés pour leur part à diriger, il faut qu’ils participent au gouvernement économique de l’atelier, comme ils participent par le suffrage universel au gouvernement politique de la cité. Il s’agit là d’une orientation résolument moderne.

Un siècle de Vie ouvrière, par Denis Cohen et Valère Staraselski. publié aux éditions du cherche midi 175 p. 30€.

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