Valère Staraselski

Le Maître du jardin, dans les pas de La Fontaine
Lucien Wasselin - La Tribune de la Région minière
24 août 2011


A lire... Et à faire lire... et à écouter

LES QUATRE SAISONS DU FABULISTE

Longtemps, je n’ai pas aimé Jean de La Fontaine : on me l’avait imposé lors de mes études secondaires et supérieures. Et je ne parle pas des fables que je dus apprendre par cœur dès l’école primaire pour l’épreuve de récitation : j’ai un souvenir cuisant du Héron, cette fable qui se trouve au début du Livre septième et qui commence par ces deux vers qui étaient totalement étrangers au parler de l’enfant élevé dans un milieu populaire que j’étais : « Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où / Le héron au long bec emmanché d’un long cou ». Je ne comprenais rien à ce style alambiqué avec ses inversions et je n’avais d’ailleurs jamais vu un héron ! Plus tard, quand le démon de la poésie me saisit, j’englobai dans la même condamnation ce fabuliste et celui qui avait écrit « La marquise sortit à cinq heures » ! Mais voilà, c’est à La Fontaine que je dois la découverte de cet art étrange qu’est la poésie et si je ne compte plus les éditions des Fables que j’ai dans ma bibliothèque (leur achat m’ayant été imposé au fur et à mesure de mes études par les professeurs), il en est une que j’ai achetée pour le plaisir de posséder une belle édition (celle de la Collection française parue en 1946) et que je feuillette ou consulte à l’occasion... Et le temps passant, mon opinion sur La Fontaine a évolué et je me suis rendu compte que ma condamnation du fabuliste ressemblait à celle de mes ennemis de classe qui se gaussaient du bonhomme La Fontaine...

Aussi est-ce l’esprit ouvert et serein que j’ai abordé le nouveau roman de Valère Staraselski,Le Maître du Jardin. Un roman ? Oui, sans doute même si l’ouvrage semble être une biographie de Jean de la Fontaine. Semble, seulement, car Valère Staraselski a privilégié quatre moments de la vie du fabuliste qu’il juge sans doute importants, quatre moments correspondant aux quatre saisons de la vie de l’homme. Focalisation donc sur La Fontaine à 32, 47, 59 et 72 ans. Il mourra l’année suivante à l’âge de 73 ans. Quatre scènes/rencontres significatives qui révèlent La Fontaine. C’est le choix du romancier, mais un choix précisément documenté : il y a assurément une part de fiction dans chacune de ces scènes (le dialogue, par exemple) mais Valère Staraselski suit au plus près la biographie de La Fontaine. Bel exemple dementir-vrai ? Il faut alors se souvenir que Valère Staraselski a écrit trois ouvrages sur Aragon...

Si le montage pour retracer la vie de La Fontaine est habile, la langue employée par l’auteur de l’est pas moins. Valère Staraselski a en effet choisi de faire coïncider les mots et l’objet du roman. Ainsi la description, au début du livre, de la halle fait penser à une nature morte de l’école hollandaise : « L’air est doux dans le crépuscule, à l’intérieur de la halle émerge un entrelacs de fruits et de légumes, de bêtes en plumes ou en pelage, vivantes ou mortes. » Et quand le romancier fait s’endormir son personnage qui rêve alors, le récit du rêve est tel qu’il transporte le lecteur d’aujourd’hui dans l’univers naturel qui devait être celui de La Fontaine. La puissance d’évocation est bien réelle : « Où pouvaient-ils être ailleurs que parmi les hautes fougères d’où s’échappent les lapins de garenne, les bordures bosselées des champs d’où s’envolent bruyamment les perdrix cendrées au milieu de cette nature éternellement calme et mystérieuse ? » La couverture du livre (et là l’auteur n’en est pas responsable) contribue à la création de ce climat : ce fragment de l’œuvre de Frans Snyders (peintre hollandais, 1579-1657) destinée à illustrer la fable « Le chat et le renard » de La Fontaine est particulièrement bien choisi. Valère Staraselski écrit dans une langue qui rappelle celle de La Fontaine ou de son époque tout en restant accessible au lecteur d’aujourd’hui, il utilise les mots du temps (un glossaire de deux pages, soit une trentaine de mots et d’expressions, est situé en fin d’ouvrage) non pour faire pittoresque, mais toujours dans un souci de réalisme situé et daté, un souci de mentir-vrai... Il faut avouer que c’est fort plaisant.

Reste La Fontaine dans son temps. Et c’est là que le roman de Valère Staraselski est tout en nuances et remet les choses en place. La Fontaine n’est ni un Thuriféraire du régime ni un subversif radical pour reprendre des termes actuels. Il faut se souvenir de la situation des hommes de lettres à l’époque : ils sont au service des nobles, des « grands » du royaume et passent parfois de l’un à l’autre au gré des évènements politiques ; c’est là une condition de survie financière, l’écrivain dépend des pensions que lui versent les « maîtres » du temps, le droit d’auteur n’existant pas... Sur le plan politique, La Fontaine entre dès 1658 au service de Fouquet, le surintendant des finances, qui connaîtra la disgrâce royale... La Fontaine, loin d’abandonner son protecteur, écrira en 1652 deux poèmes en faveur de Fouquet, ce qui lui vaudra, dit-on, la haine de Colbert et de Louis XIV. En tout cas, la péripétie est la preuve d’une belle indépendance d’esprit. Si La Fontaine fut, sa vie durant, un épicurien et un anti-clérical (ses contes licencieux lui valurent des haines tenaces), il mourut fort chrétiennement. Là encore, les choses ne sont pas aussi simples qu’il n’y paraît. Valère Staraselski, au cours de ses saisons et de l’épilogue, raconte tout cela avec beaucoup de prudence et présente un La Fontaine ne correspondant pas tout à fait au personnage que l’histoire littéraire « officielle » présente. Par petites touches, il dresse le portrait d’un homme sensible vivant dans un temps compliqué. Et comme chaque « saison » se termine par quelques vers d’une fable, on est intrigué et l’on se prend à y chercher un sens différent de celui que la tradition a imposé. Et le miracle s’opère, on trouve car La Fontaine n’est pas à lire au premier degré.

Finalement, le portrait que dresse Valère Staraselski est à l’opposé du « bonhomme La Fontaine » tel que le désignent les gens bien en cour. La Fontaine apparaît comme un honnête homme au sens du XVIIIe siècle, traversé par les contradictions de son temps, un temps qui annonce la philosophie des lumières, un temps qui fait écho à notre époque. Des contradictions qu’il faut toujours avoir présentes à l’esprit pour éviter de se laisser berner par tel ou tel aspect de la vie de La Fontaine complaisamment rapporté par tel ou tel biographe « officiel ». Valère Staraselski, avec légèreté, sans didactisme, campe un personnage complexe qui, tout en étant de son temps sans lui appartenir, dresse de ce temps un tableau sans complaisance.

Lucien Wasselin.

Valère STARASELSKI Le Maître du jardin publié aux éditions du Cherche-Midi - 192 pages 15 €.