Valère Staraselski

Le Parlement des cigognes
Rencontre - La Paix comme bien commun
Hélène Amblard
Le Patriote Résistant - octobre 2017

Membre du Conseil scientifique de la Fondation Gabriel Péri et du Comité d’honneur de la Société des amis d’Elsa Triolet et de Louis Aragon, l’écrivain et essayiste Valère Staraselski publie avec Le Parlement des cigognes un condensé de témoignages de survivants des ghettos de la Pologne du IIIe Reich.

Rencontre

Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce roman ?

J’étais en train d’écrire sur un tout autre sujet lorsque je suis venu à Varsovie. Il me fallait découvrir la Pologne où vivaient la moitié des juifs d’Europe. C’est le foyer de la culture juive ashkénaze, c’est là que l’on a retrouvé la première inscription en yiddish datée de 1272. Début 1800, un écrivain de Prusse orientale, Ernst Théodore Hoffmann a été chargé de germaniser tous les noms des Juifs. Pour cette raison, les familles juives d’Europe de l’est portent des noms de plantes, d’animaux, d’arbres d’oiseaux comme Rosenbaum, Rosenblum...
Je ne suis pas d’origine polonaise, mais russe. La famille de mon grand-père est arrivée en France après avoir fui les pogromes en 1905. C’était des russes "bien blancs". Du côté de ma mère, ce sont des catholiques bien français, capables comme je l’étais jusqu’à 13 ans, de bonnes blagues bien grasses sur les juifs. A 13 ans, j’ai appris que j’étais juif.
J’ai été très frappé de découvrir qu’à Varsovie, presque toute trace du ghetto avait disparu. Il reste un morceau de mur, unesynagogue... Par contre, le château a été reconstruit, de même que la partie moyenâgeuse de la ville. Seul, le grand musée de l’Histoire des Juifs polonais reconstitue virtuellement la vie d’avant. Varsovie comptait 30% de Juifs avant l’invasion nazie. En 2000, une estimation varie entre 8 000 et 12 000 personnes pour le pays entier. Ils étaient trois millions avant guerre !
J’ai fait un deuxième voyage en Pologne, cette fois à Cracovie. Une découverte, a été l’importance des traces de la communauté juive. Des quartiers entiers, comme Kasimir, du nom d’un roi qui les accueillait volontiers. Je suis allé voir le musée de Schindler. Comme David, l’un des jeunes stagiaires français en liberté dans la ville au début de mon livre, j’ai déambulé sous la neige et je suis tombé sur cette baraque où l’on torturait et sur le pavillon où avait habité Amon Göth [1], qui tirait sur les détenus du camp de Plaszow depuis son balcon. Là, je crois halluciner : les gens font tranquillement leur footing... Ces maisons sont habitées. Est-ce que ces habitants savent l’histoire de leur quartier ?
Voyant qu’à Cracovie, on pratique un tourisme de masse vers Auschwitz, je n’ai pas voulu y aller. Pour moi, c’est un lieu d’extermination ; un abattoir. Pourtant, je me suis battu pour que les enfants y aillent avec leurs écoles. J’irai certainement un jour, mais pas comme on monte à la Tour Eiffel. J’ai découvert tout cela en même temps que j’ai vu un film d’un réalisateur de ma génération titré Ida. L’histoire d’une jeune religieuse qui, après guerre, va retrouver sa tante, devenue une responsable du parti communiste polonais. On comprend que toutes deux sont juives. À la même période, j’ai vu un deuxième film : Cours sans te retourner. L’histoire d’un gamin juif qui va survivre trois ans dans la forêt...
Pourquoi est-ce que je me suis lancé là-dedans ? Parce qu’il y a actuellement un regain d’antisémitisme. Une amie par ailleurs catholique, professeur dans une école juive du Raincy, m’a raconté qu’elle avait perdu beaucoup d’élèves parce-que beaucoup de familles juives quittent la France à cause de l’antisémitisme. Elle m’a aussi raconté que parfois, quand les élèves sortaient de la voiture qui les déposait à l’école, des engins faisaient des écarts pour les écraser ! J’étais tellement ahuri de l’entendre, que je le lui ai fait répéter trois fois.

D’un côté, la Pologne encourage un tourisme mémoriel, de l’autre, elle efface par une loi applicable depuis le 2 septembre toute trace du communisme et de l’armée rouge. Bizarre ?

Découvrant cette volonté d’effacer le passé du pouvoir polonais, je me suis demandé ce qu’il s’était passé à Plaszow. Ce quartier est géographiquement l’équivalent du bois de Boulogne. J’ai cherché. Non pas par "devoir de mémoire". Par devoir de transmission. Comme le chante Jean Ferrat : "pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez".
Quand un gamin me dit qu’Israël pratique actuellement un génocide, je prends du temps pour lui expliquer ce qu’est un génocide, et que même si je n’approuve pas la politique de Netanyahou, ce n’est pas ce qui est pratiqué par le gouvernement d’Israël. Je lui raconte l’histoire énoncée par Marie-Claude Vaillant-Couturier qui entend toute une nuit durant, à Auschwitz, des cris terribles et se rend compte que ce sont des enfants, que l’on est en train de jeter vivants dans les flammes parce qu’il n’y a plus de Zyklon B !
La transmission du savoir n’est pas celle de l’expérience, mais elle explique la réalité de faits.

Le Parlement des cigognes... D’où vient ce titre ?

Tout le récit de ce roman se déroule à Cracovie, ancienne capitale de la Pologne, pays des cigognes. Un quart des cigognes nichent en Pologne avant de migrer vers les pays chauds, traversant la Méditerranée. Beaucoup de villages comptent plus de cigognes que d’habitants !
Le Parlement des cigognes est aussi le titre d’un tableau particulièrement ressourçant que regardent les jeunes en même temps qu’un vieux monsieur, dans une salle du musée des Beaux arts du XIXe siècle de Cracovie, à la fin de la première partie. On apprendra bientôt que ce monsieur s’est échappé d’un train de la mort, qu’il a vécu trois ans et demi dans les bois. La deuxième partie du roman est le récit de faits inaudibles, écrits à partir de récits de survivants polonais du génocide recueillis et transcrits. Ces témoignages énoncent des trajectoires invraisemblables.

"L’Allemand, c’est mon ennemi alors que le Polonais, c’est mon compatriote" ; dit l’un des personnages du récit...

Les Polonais n’ont pas seulement été des personnes qui auraient "vendu des Juifs pour un kilo de sucre". Sur 22 000 "Justes parmi les nations", on compte 6 000 polonais. Des Polonais sont morts pour avoir sauvé des Juifs. Vous pouviez vous faire tirer une balle dans la tête pour avoir donné de l’eau à un enfant emmené vers la mort.
250 000 Juifs avaient échappé aux ghettos ou aux trains de la mort, se cachant dans les bois ou chez des Polonais : 30 000 d’entre eux ont survécu, dont le vieux monsieur du roman. Après le pogrome de Kielce [2] en 1946, le monsieur dont il est question est parti en Israël.
Parce qu’après la libération, une fois les communistes au pouvoir, il y a eu de nouveaux pogromes ! Le pouvoir communiste polonais ne tenait pas le pays. Après guerre, l’Armia Krajowa, composée de résistants nationalistes anticommunistes qui montaient dans les trains, demandant aux passagers juifs et aux soldats soviétiques de sortir pour les exécuter, est restée active. En Pologne, il y a eu des maquis nationalistes jusque dans les années 60 !
Le héros du roman, notre vieux monsieur revenait en Pologne pour la première fois depuis 1946 à 94 ans... Lorsque je m’attèle à ces trajectoires, je suis sidéré de la futilité dans laquelle nous vivons et de l’absence de connaissances historiques dans laquelle nous baignons.
L’antisémitisme existait en Pologne depuis longtemps. Il s’est libéré. Il a décuplé lorsqu’il s’est trouvé institutionnalisé par le nazisme. Il ne s’agit pas d’antijudaïsme, ce n’est pas la religion, qui est visée. Les antisémites disent : « il y a une race de trop, il faut la détruire ».
Quand les juifs polonais ont voulu revenir, ils avaient survécu aux camps ou avaient émigré pour beaucoup en URSS. Toute une partie revenant vers l’ouest de la Pologne a pu s’installer où les allemands venaient d’être chassés. Gomulka et le gouvernement provisoire à Lublin leur a redonné des droits. Mais nombreux sont ceux qui, ayant voulu revenir chez eux ont trouvé des gens pour leur dire : "Mais vous n’êtes pas mort" ? Ils ont eu les pires difficultés. Si bien que 150 000 d’entre eux vont partir en Israël ou vers d’autres pays d’Europe après 1946.

Peut-on dire qu’Israël est née d’un tel abandon ?

En Europe, avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, l’histoire apporte l’essentiel de ce qui explique l’existence d’Israël. En 1937, les Français imaginent avec le gouvernement nationaliste polonais le projet Madagascar, où envoyer les juifs de Pologne [3]. Les nazis reprennent l’idée en 1939. S’ils battent l’Angleterre, ils enverront là 4 millions de juifs. Mais comme c’est raté, ils ne disposent pas des voies maritimes. Ils ont une autre idée, la Russie une fois les "esclaves slaves" battus. Là encore, raté. Intervient alors la conférence de Wannsee en 1942 [4]. Sur les quinze participants, huit ont un doctorat ! Bien sûr, le génocide avait commencé avant. Sans parler de la nuit de cristal en 1938, Heydrich, rentrant de Pologne, envahie en 1939, annonce que ses groupes d’intervention ont assassiné un million de juifs. L’antisémitisme concerne toute l’Europe et au-delà. En 1938, la Conférence d’Évian leur ferme toutes les frontières [5].

N’y a-t-il pas un écho, s’agissant de la question actuelle dite "des migrants" ?

Je vois la manière dont est traitée la question, comme très dangereuse. Il faut prendre la mesure des choses : en vingt ans, trente mille personnes sont mortes en méditerranée. Sans véritables structures d’accueil et de solidarité, on laisse s’installer les maffias ; il ne reste que la violence. Si nous n’entendons pas de parole claire, sur cette question, comment construire une organisation pour l’accueil des réfugiés ?
Nous sommes dans un contexte mondial belliciste et Trump, de même que la logique de profit et de concurrence sans limites, y contribuent largement. Mon engagement est celui de la construction de la paix, partout, comme un bien commun. Je défends le droit à l’existence d’Israël comme celui de la Palestine. Les islamistes ont fait beaucoup de dégâts.
Bernard Maris [6] a dit : "Le communisme, c’est le christianisme remis sur ses pieds". Je pense à Wolinski, Cabu, Charb, avec qui j’ai été ami plus de dix ans ! Le judéo bolchevisme a été un terrible argument pour les antisémites, mais profondément, je sais que la culture fondamentale de la solidarité, du partage, de la connaissance, co-naissance au sens de "naître avec", est notre véritable chantier...
Des notions basées sur un substrat judéo-chrétien ? C’est le sujet de mon prochain livre.

[1Commandant SS du camp, surnommé "Le boucher de Hitler", il fut exécuté par pendaison en 1946 à Cracovie.

[2Le 4 juillet 1946, des juifs, hommes, femmes, enfants majoritairement arrivant d’URSS en transit, furent assassinés cinq heures durant par une population fanatisée par une rumeur d’enlèvement d’enfant, sans réaction de la police ni de l’armée polonaise. 9 personnes furent condamnées pour crimes, mais aucune enquête ne fut possible par la suite, les documents ayant disparu. La controverse perdure sur le rôle des partisans nationalistes anticommunistes polonais et sur celui des policiers et de l’armée.

[3Cf. "Le projet Madagascar, une tentative de colonisation juive 1936-1939, les décideurs français", Revue d’Histoire diplomatique par Adrien Mathieu 2011.

[4Le 20 janvier 1942, elle réunit à Berlin quinze hauts responsables du IIIe Reich pour organiser l’extermination totale des juifs, dite "solution finale au problème juif".

[5Initiée par Franklin D. Roosevelt pour aider les réfugiés juifs allemands et autrichiens, les 32 pays représentés du 6 au 16 juillet 1938 refusent d’ouvrir leurs ports aux réfugiés et décident de créer un Comité intergouvernemental pour les réfugiés (CIR).

[6Économiste assassiné à Paris lors de l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 avec les dessinateurs Charb, Wolinski, Cabu, Tignous, Honoré, la psychanalyste Elsa Cayat, le policier Franck Brinsolaro, le correcteur Mustapha Ourrad... on a compté douze victimes.