Valère Staraselski

Le Parlement des cigognes
Pierre Dharréville
La Marseillaise - octobre 2017



Ça commence l’air de rien, avec une bande de jeunes qui boit un coup dans un café de Cracovie. On est tranquille et on se dote bien que ça ne durera pas. Mais l’ombre ne gagne que subrepticement. On se laisse d’abord porter par les rires, les œillades, les effluves de vin. Puis la promenade des jeunes gens emprunte le chemin du ghetto de la ville, où l’humanité a connu des heures tragiques. Et elle passe par ce musée où l’on retrouve un tableau truffé de cigognes.

Et devant ce tableau un vieil homme. Les anciens et les modernes. Ont-ils quelque chose à se dire ? Le vieil homme a quelque chose à dire, quelque chose à transmettre, quelque chose à donner. Il est encore tout à son étonnement d’être encore là. Ils sont tout à leur étonnement de le voir, il les intrigue. Il y a quelque chose comme un mystère qui émane de lui, presque autant que du tableau qu’il contemple. Il parle d’un ton délicat, il ne force personne mais il aimante les visiteurs du moment. Et l’on veut connaître son histoire. On veut savoir, on veut que nul n’ignore rien de ce drame. Le temps a fait son œuvre, et la douceur de cet étrange visiteur de musée contraste avec la violence de ce qu’il a enduré. L’insouciance des jeunes gens, le vieil homme ne veut pas la détruire. Il en fait mesurer la valeur et le prix.

Le peintre a peint un tableau. L’écrivain décrit les visiteurs devant son œuvre.Valère Staraselski nous prend par la main, il le fait dans une langue sobre, dénuée d’effets et d’emphase inutiles. Pas de cabotinage que le drame n’aurait pas supporté. Ainsi, la révolte qui naît se révèle sans artifices. Elle jaillit au rythme de cette mélancolie qui vient peu à peu prendre place. Elle jaillit de la rencontre. Et cette révolte a tôt fait d’identifier dans l’histoire ce qui constitue sa raison d’être. Mais que sait-elle du présent ? Y a-t-elle une place encore ? Que sait-elle de la place qu’elle doit prendre ici et maintenant ? Tout en poésie, sans le dire, l’auteur appelle à regarder l’ombre en face, à ne pas détourner les yeux, à prendre le monde au sérieux, comme Victor Hugo appelait en son temps à "étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait."

Le récit rompt le rythme effréné du temps contemporain. Il oblige à ralentir, à se poser sur ce banc pour écouter, pour s’écouter peut-être et se regarder soi-même. Les cigognes sont toujours là. Elles ont tout entendu de ce que les humains se sont dit. Quand les visiteurs sont partis, elles recommencent sans doute leurs bavardages. L’air de rien, pour défier les ombres qui gagnent.