Valère Staraselski

Nuit d’hiver
Interview Valère Staraselski
septembre 2008

 Franca Maï : Dans quel état te trouvais-tu lorsque tu as écrit « Nuit d’hiver » ?

Valère Staraselski :
Dans le même état que pour les autres ouvrages : épuisé après la journée de travail, mais vivant !

 Les démons extirpés, se sent-on mieux après ou l’enfance est-elle vouée à ne laisser aucun répit ?

Quel répit ? A un certain degré de souffrance, je crois que ça n’existe pas le répit. On n’a pas le choix. Tout simplement. D’où le mouvement, d’où l’action, d’où l’incessant combat de la création.

 Ce roman semble puiser sa source dans ton propre vécu et en même temps, je suis étonnée de constater que tes lectrices ou lecteurs pensent avoir croisé également un Willy sur leur route. Ils ou elles, partagent aussi beaucoup de tes souvenirs d’où leur facilité naturelle à s’identifier à ton personnage principal Joseph Esperandieu. Les années soixante engendraient-elles un type de comportement spécifique ?

De tous temps, les Willy (les maltraitants) sont chose courante. Seule la forme employée change. Dans les années 60, les couches populaires sont majoritaires, aussi la violence s’exprime-t-elle de manière plus franche, j’allais dire presque de façon plus naturelle. Il y avait chez les gens, beaucoup moins de façade qu’aujourd’hui. Dans mon souvenir, un homme qui ne montrait pas sa force d’une manière ou d’une autre, le plus souvent sans violence mais en rappelant qu’il pouvait en user à tous moments, n’était pas considéré comme un homme. Peut être faut-il rappeler que la guerre avait pris fin quinze ans auparavant...

- Esperandieu, « Espère en Dieu », est-ce un message subliminal ?

Oui, car celles et ceux qui sont dénués d’espoir, je me demande, mon Dieu, comment ils font ?

 Que puise le héros dans « Les mémoires d’un âne » de la comtesse de Ségur ?

L’apprentissage du respect des êtres vivants, tous, animaux et hommes...

 L’image que retient Joseph môme est celle traumatisante « d’une mère complètement nue, les yeux hagards, furibonds, le blanc des cuisses maculé de sang », est-ce pour cette raison que devenu adulte son regard ne se pose que sur des « femmes élégantes jusqu’aux bouts des ongles » comme sorties tout droit des films hollywoodiens. De femmes inaccessibles relevant presque de l’ordre du fantasme. Pour conjurer le sort ?

Je crois au contraire que les femmes élégantes sont les plus accessibles (je n’ai pas dit faciles) car leur élégance est attention et invitation à l’autre.

  « Laissez-moi souffrir » en silence est la pensée secrète de Joseph. Une façon pudique de panser ses plaies à l’abri de tout jugement ou l’incapacité de demander de l’aide ?

La demande d’aide me paraît impudique, seul l’amour semble- t-il peut quelque chose.

  Ce roman télescope deux mondes : celui de l’attelage des chevaux du père Boulard et les premières files d’automobiles du dimanche soir. L’ancien et le moderne se côtoient et cohabitent harmonieusement ensemble. Un brin de nostalgie de ta part ou simplement la volonté de traduire et de transmettre à la nouvelle génération, une époque révolue ?

Sans doute les deux à la fois. Mais sûrement la volonté de transmettre, de raconter, comme nos aînés nous racontaient leur jeunesse, leur passé pour partager et que nous, enfants, nous ne nous lassions jamais de les écouter...

  Pourquoi Joseph refuse-t-il d’aller aux obsèques de sa tante baptisée « Sournoise » ? Après tout, morte, elle ne peut plus lui faire de mal. Est-ce une façon pour lui de garder le contact avec elle ? De la porter en lui afin de ne rien oublier ?

Non, c’est au contraire une affirmation de sa libération, de sa totale libération à l’égard de sa tante à qui il a compris qu’il ne devait rien. In fine, il ne se reconnaît qu’une personne dans sa formation : son oncle.

  Joseph semble plus clément avec son oncle, pourtant alcoolique et adepte des coups de ceinturon. Les lapins sont-ils à eux seuls, l’origine de cette éclaircie ?

L’anecdote du lapin montre peut être que l’oncle, désespéré et violent, est un être fondamentalement bon. Et que c’est l’oncle qui a fait en grande partie Joseph Espérandieu et très précisément dans ces moments extrêmement fugaces où jaillissait ce qu’il faut bien nommer l’amour.

  Fort de ton expérience actuelle, si tu avais croisé Joseph enfant, quels conseils avisés lui aurais-tu prodigué ?

Sans doute que les Joseph d’aujourd’hui ne sont pas seulement les petits gitans qui dorment dans les bois de Romainville ou dans les voitures à Montreuil, mais ces gamins « normaux » de Mons en Bareuil près de Lille, que je rencontre chaque printemps, qui vivent dans une violence quotidienne que trop de gens, à commencer par les riches ou les privilégiés ou bien les oublieux, seraient bien en peine d’imaginer. Alors, si j’avais croisé Joseph, j’aurai essayé d’orienter son regard, son écoute, son attention, ses goûts, vers ce que l’homme a réalisé de plus grand, de plus noble, je l’aurai encouragé à dénicher ça autour de lui et non dans les paillettes et lui aurai fait comprendre que le reste lui appartenait. En le prévenant tout de même qu’en raison de ce choix même, aucune demi-mesure n’aurait de place dans son existence. Mais que son salut à lui, enfant abandonné, serait à ce prix.

 Comme tu le décris avec beaucoup de sensibilité, la passion que communique certains professeurs à leurs élèves est salutaire et peut changer le cours d’un destin Que penses-tu des nouvelles mesures prises par le gouvernement en matière d’éducation scolaire ?

Je ne connais pas dans le détail les mesures prises par le ministre de l’Education, à l’exception de celle sur les médailles. Et ma réponse, permettez-moi de l’emprunter à un article du Monde de l’économie du 23 septembre dernier qui est signé Thibault Gadjos. En voici deux extraits que j’approuve :

« Anne et Paul sont en terminale. Paul vit à Paris avec ses parents, cadres supérieurs. Il dispose d’une grande chambre et fréquente un lycée réputé de la capitale. Anne vit en banlieue avec ses parents, ouvriers. Elle partage sa chambre avec sa sœur et fréquente un lycée « sensible ». Paul travaille sans ardeur excessive, et se situe dans le premier tiers de sa classe, aidé par quelques cours particuliers. Anne travaille seule, avec constance et rigueur ; c’est l’une des meilleures élèves de sa classe. Paul et Anne obtiendront 14 de moyenne au baccalauréat. Ont-ils pour autant le même mérite ? (...)

En attribuant des médailles sans tenir compte des circonstances dans lesquelles se trouvent les lycéens, le ministre nie les inégalités scolaires liées aux facteurs sociaux et culturels, et perpétue la tradition aristocratique de l’enseignement français. »

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