Valère Staraselski

Bessé Sur Braye
L’Humanité-Dimanche 22 août 2019

Si la curiosité pousse le voyageur jusqu’au bourg de Bessé sur Braye (2220 habitants), celui-ci pourra visiter le château de Courtanvaux. Sa silhouette se profilant soudain derrière un rideau de hauts platanes, surprend et ravit tout à la fois. Simplicité et beauté. Michel Leroy, ancien maire de Bessé, actuellement élu à la culture, mesure l’effet sur le visiteur : jardins suspendus, arbres géants, parc de 68 hectares. Et les communs, dans lesquels Martine Garcia présente, chaque été, quatre expositions d’arts plastiques. Que ce soit au pied ou à l’intérieur de cet édifice Renaissance dont la conférencière, Tiphaine, sait rendre l’histoire accessible à tout un chacun et tout un chacune, on est admiratif. Gagné, apaisé, comme protégé par le lieu des tumultes de l’existence, on respire. C’est ici, au château, en 1823, que tout a commencé… Le propriétaire des lieux, Pierre de Montesquiou- Fezensac, alors maire de Bessé et membre du Conseil général de la Sarthe qu’il présidera longtemps, vend un moulin à blé situé sur les rives de La Braye. Il met une condition : son acquéreur doit y établir un moulin à papier. Ci-fait, la première feuille de papier voit le jour en 1824 et la fabrication papetière à Bessé ne cessera de croître et embellir. En 1993, l’usine Arjowiggins de Bessée emploiera jusqu’à 860 salariés. Or, un jour de mars 2019, le jeu brutal d’une certaine économie pour qui hommes et nature ne sont que moyens - ce que Marx nomme « les eaux glacées du calcul égoïste » - a eu raison de cette entreprise de réputation mondiale.

Au petit matin, sur les routes du département, étroits rubans de macadam courant au bas des collines, cet air frais qui s’engouffre et envahit l’habitacle de la voiture, un bonheur de légèreté. Derrière le pare-brise, les rayons du soleil sont doux. Conversation. C’est que la canicule a enfin lâché prise. Pour combien de temps ? On espère le plus longtemps possible. Car elle reviendra. On le sait. Chaque année, plus longue, plus étouffante, plus meurtrière, plus dévastatrice, la canicule reviendra. Aussi, l’esprit de responsabilité commande d’agir. Opérer d’autres choix. Oui, dès à présent. Parce que, inexorablement, l’enfer climatique enfanté par des hommes avides et infantiles, s’ajoutant à celui des guerres et des conflits, s’installe sur terre. Chassant, martyrisant, éliminant, humains, végétation et animaux. Insupportables images des réfugiés ou encore celle de ce cerf de Sibérie - où brûlent des forêts entières - gueule ouverte, bramant de souffrance à cause de sa ramure de bois en flammes. Là-bas, au Nord, le permafrost fond. D’ici peu, il libèrera des tonnes de gaz dans l’atmosphère déjà saturé, surchargé, surchauffé. Aussi faut-il s’opposer à la résistible ascension… C’est avant et non après qu’il convient d’agir ! Même si, évidemment, mieux vaut tard que jamais, à l’image de l’Appel citoyen récemment lancé à Bessé qui, après la Cgt, revendique et la nationalisation temporaire de la papèterie Arjowiggins qui vient d’être liquidée et la relance du fameux «  Produire français !  »… S’ils disent que les choses se règlent en amont, c’est qu’ils en savent quelque chose, Jean-Marie Ravé, figure emblématique du syndicalisme, autorité morale et Jean Labé, eux qui se sont fait traiter de vieux cons lorsqu’au début des années 2000, ils ont dévoilé aux employés de la papeterie de Bessé, la stratégie d’Arjowiggins : abandon total de la production de papier pour la seule activité de négoce. C’est un fait, ces deux communistes, sans carte pour le premier et avec pour le second, ont définitivement choisi l’action plutôt que la réaction. Deux fois par semaine, ces deux retraités d’Arjo conduisent le minibus des Restos du cœur ou bien emmènent, pour le compte de la mission locale, les jeunes en formation. Militance et solidarité au long cours… Il y a Jacky, ancien d’Arjo lui aussi, qui rappelle que les salaires décents de la boîte dans le coin s’expliquaient par des conditions de travail assez dures : les 5 X 8, 21 jours d’affilée, les week-ends travaillés. Jacky qui ne veut pas qu’on dise qu’il est responsable des Restos du cœur de Saint- Calais, bourg voisin. Tout au long du grillage qui clôture pour partie son pavillon, il a installé des petites cabanes à mésange…

Un peu d’histoire… Filiale de Sequana, elle-même nouvelle dénomination sociale du groupe Worms depuis 2007, Arjowiggins a été la septième entreprise européenne d’industrie papetière, issue de la fusion entre le français Armand Prioux et l’anglais Wiggins Teaple Appleton (1990), et la première mondiale pour le papier recyclé haut de gamme. Après quelques mois de faux atermoiements, durant lesquels le directeur de l’usine, toute honte bue, n’hésitera pas à promettre la continuité aux salariés pendant qu’il transférera plusieurs millions d’euros destinés à la production de l’usine vers la branche négoce dénommée Antalis, le Tribunal de commerce de Nanterre prononcera la liquidation pour le site Arjowiggins de Bessé le 29 mars dernier.

Tout à coup, les voix se taisent. On y est ! C’est-à-dire qu’on finit par distinguer au loin, se découpant dans le ciel bleu matinal, une passerelle fermée qui enjambe la route avec, discrète, une élégante inscription annonçant ArjoWiggins. Et puis, attachés à la passerelle, deux mannequins jaunes au bout d’une corde. Ces pendus ne remuent pas lorsque des semi-remorques grondant passent juste en dessous. A croire qu’ils ont été lestés de plomb. En approchant, impossible de ne pas voir cette série de maillots à touche-touche accrochés sur un fil courant le long des murs extérieurs de l’usine désormais close. Il y a des choses écrites dessus. Et puis ces croix blanches plantés en terre de l’autre côté de la route. Les paroles de Michel Leroy reviennent alors en mémoire : « Ici, en milieu rural, où le regard de l’autre compte, le travail est la source essentiel de l’être. Tous les retraités de la papeterie, dans leurs jardins, portent la veste Arjo ». Pour l’heure, incrédule, on avise ce long maillon de maillots Arjowiggins dont on ne voit pas la fin. A droite le parking, vide. Il fait beau et presque frais. Un pied par terre et tout de suite se détachant, peint en lettres rouges sur un mur : Destruction des familles, Pascal Lebard : meurtrier !!! Voilà pour le PDG de Sequana, ce proche de Bruno Lemaire, ministre de l’industrie, dont on sait qu’il a perçu, l’année 2018, plus d’un million d’euros de rémunération et qu’il est dispensé d’impôt sur la fortune, mesure censée favoriser l’investissement productif. Toujours à droite, des croix blanches fichées en terre, avec une petite croix tracée sur le bois : Vérité Samuel, 2008-2019. Puis, Serge Gagneux (pas de croix dessinée) octobre 83 -mars 2019. A côté, Courant Damien, 2013-2019. Lebard, Lemaire, Macron, un bras d’honneur. Plus loin, Pasquier Thierry, merci Monsieur Lebard pour cette merde dans laquelle vous avez mis nos familles. Une autre croix : Famille Peltier, Rapha 1986, Sylvie 2000, Louis 2014, Gaby 2017. Oui, quatre de la même famille ! On traverse la route. Parfois flanqués de paires de chaussures de sécurité, les maillots tiennent avec des pinces à linge, comme autant de stèles fragiles : Dumont Didier, Dudul, 36 ans Arjo, 1982-2019. A côté : L’Etat nous a tués, Dupaillon Jeremy, 2004-2019. A même le mur, en grosse lettres : Les politiques ne sont pas des saints, il n’y a que des êtres imparfaits.
Un maillot recouvre le panneau stationnement interdit : V. Lambert, 2011-2019, Merci Lebard, Merci Manu, Merci l’Europe ! Parmi la multitude de maillots, le regard accroche encore ces mots : La B 42, c’est ma machine. Si mes yeux pouvaient pleurer des larmes de sang, j’aimerais que ce soit celui des escrocs qui nous ont assassinés. On se souvient qu’un salarié de 53 ans, marié et père d’un enfant, n’a rien écrit. Il s’est suicidé. Cela faisait trente trois ans qu’il travaillait à Arjowiggins.
Un peu plus tard, ailleurs, Pierre Niel, qui était contrôleur qualité : « En 2017, alors qu’une alliance Cfdt-Cgc est majoritaire, la Cgt alerte les travailleurs sur les dangers, le directeur a alors rassuré tout le monde. » S’agissant de l’Appel citoyen (10.500 signatures), Pierre poursuit : « C’est bien ce que fait Nadia (Nadia Mattia, initiatrice de l’Appel), mais ça ne sera pas suffisant ! » Et d’ajouter : « Ca se fait pas comme ça de redémarrer une usine. Les grosses compétences ont retrouvés des postes ailleurs. C’est un immense gâchis. »… Sébastien Robin, 46 ans, marié, deux enfants, 14 ans conducteur-pulpeur puis bobineur, avoue : « On a rien vu venir ! » Ce non syndiqué qui vote mais pour qui « la politique, c’est des bobards » est engagé depuis le début dans le mouvement des Gilets jaunes. « Au retour des vacances de Noël, il n’y avait pas trop de travail. On a su que la boîte était en liquidation. Arrêt des machines et interdiction d’y remettre les pieds. Ca a été la surprise totale ! Une grosse entreprise comme ça ! Avec les millions d’aide de l’Etat ! ». Silence, puis : « Ma femme ne travaille pas à Arjo. Heureusement ! Dire que j’ai voulu la faire entrer ». Silence : « J’en veux au gouvernement de na pas avoir agi et aux actionnaires. » Une question fuse : « Mais pourquoi les médias n’ont pas parlé de nous ? » Une réponse jaillit : « Bah, parce qu’il n’y a pas eu de lutte dans la boîte ! » Pour Nadia Mattia, retraitée d’un village voisin, l’Appel citoyen cristallise « la colère incroyable des gens. L’argent domine tout de la naissance à la mort ! Il y en a ras le bol des politiques élus en bas et qui n’écoutent que le haut ! Il faut se débarrasser rapidement de ces élus car ils ne servent à rien à la population ! » Ailleurs encore. Jean Labé tend un tract PCF, la photo d’un des candidats aux européennes : Franck Saillot, ouvrier Arjowiggins à Wizernes (Pas de calais) : « Pour une Europe des gens contre l’Europe de l’argent ! » Et un autre : « Arjo en liquidation judiciaire ! Les salariés anéantis. Toute cette épreuve tragique est le résultat d’une mort programmée… ». Sur ses pieds, son petit chien borgne récupéré à la SPA, ancien animal reproducteur qui, ne satisfaisant plus à sa fonction, a été battu tant et si bien par son propriétaire d’alors qu’il en a eu l’œil crevé. A présent, il dort contre son nouveau maître qui lance : « Oui, l’Appel citoyen est nécessaire, cependant la question concerne l’action en amont, donc la politique. Et là, on ne pourra pas en faire l’économie ».
Tout dernièrement, a été créée l’association « Les sacrifiés d’Arjowiggins ». Cotisation annuelle pour les ex-salariés : 10 euros payables par chèque. Son but : rester en contact afin d’être informé de la suite des actions en justice à l’encontre de la Banque publique d’investissement (BPI) et de Pascal Lebard. Quant aux avocats, ils donnent des rendez-vous aux salariés jusqu’au 4 septembre. Là-bas, quand les camions passent sous la passerelle, les mannequins jaunes demeurent immobiles.

Valère Staraselski