Valère Staraselski

Commercy en France
L’Humanité-Dimanche 1er Août 2019

En été, pour le conducteur qui l’emprunte, l’autoroute de l’Est déroule sans doute l’un des paysages les plus reposants de France. Collines et vallons, bois et prés à vaches, le jaune des blés, changeant selon l’inclinaison des rayons du soleil, offrent le plus souvent une image d’harmonie que l’on croyait perdue. Or, pincement au cœur de l’homme averti, car une partie de ce paysage agreste ne dit malheureusement pas la vérité des cultures ; dans ces champs qui s’étalent parfois à perte de vue, la terre, gavée d’intrans chimiques, est trop souvent devenue davantage une terre-support qu’une terre nourricière. Un peu plus tard, en Argonne, on quitte quelques secondes le ruban de l’autoroute du regard pour, à main gauche, apercevoir au loin le fameux moulin de Valmy au pied duquel un 20 septembre 1792, la victoire française contre l’armée prussienne fut décisive en ce qu’elle permit la fin officielle de la monarchie et l’avènement de la première république. Encore quelques kilomètres et voici qu’on laisse le département de la Marne pour celui de la Meuse. Département dont l’une des 499 communes, au Nord, toujours en Argonne, s’appelle Varennes…

Commercy (5700 habitants) n’échappe pas non plus à l’histoire d’antan comme à celle d’aujourd’hui. Commercy qui inventa la fameuse petite Madeleine chère à Proust. Commercy, enfin Sorcy Saint-Martin exactement, où s’est tenue, le 26 janvier de cette année 2019, la première assemblée des assemblées des Gilets jaunes de France, la dernière s’étant déroulée à Montceau- les- Mines, en Saône et Loire en juin. Ce soir chaud de juillet, sur quelques bancs de la place Charles de Gaulle et à même l’herbe - à l’emplacement de leur « chalet de la solidarité », détruit le 13 mars dernier par les forces de l’ordre en présence du maire divers droite Jérôme Lefèvre qui, à une autre occasion leur fit un très distingué doigt d’honneur, les Gilets jaunes, une quinzaine, tiennent l’une de leurs trois assemblées hebdomadaires. Par vote, ils ont quelques jours auparavant accepté la présence d’un envoyé de L’Humanité-Dimanche qui se demande in petto, sur son banc à côté de la très énergique et souriante Christine, ouvrière chez l’équipementier Safran-Albany, ce qu’il adviendra politiquement de cette revendication de souveraineté populaire qui, des ronds-points aux manifestations multiples a fait surgir une France profonde, celle notamment des classes d’en bas en colère et en révolte …On se partage des gâteaux qu’une boulangerie de la ville offre régulièrement et ce soir, c’est Guy Jeannesson qui présente la soirée avant de rejoindre une réunion Inter-luttes 52-55. Il est difficile de ne pas aimer cet homme simple et foncièrement bon, dont on apprendra plus tard que les Gilets jaunes d’ici l’appellent le curé laïc. C’est qu’il a vécu la détresse du chômage, de la maladie, de la solitude. Néanmoins, il incarne, aujourd’hui, l’irrépressible joie de vivre. Depuis toujours, Guy votait PC au premier tour, PS au second. Dernièrement, il est devenu administrateur suppléant du Réseau sortir du nucléaire et a été candidat France insoumise sur la circonscription Meuse 2, aux législatives de 2017, récoltant 9,6 % des voix. Pourtant « du Front de gauche, du cartel, des querelles de boutique des partis, » il se dit déçu. De La France insoumise, qui a représenté un moment à ses yeux l’alternative, il se dit « en stand-by, avec beaucoup d’autres satisfactions, précise-t-il, dans mes autres engagements ». Pour l’heure, il s’inscrit pleinement dans ce qui a émergé ici : le principe de la démocratie directe, trouvant son origine dans une défiance à l’égard « de ces soi-disant « représentants du peuple » qui s’en mettent plein les poches, qui font des lois qui nous pourrissent la vie et qui servent les intérêts des ultra-riches. » (Appel du 4 décembre contre la représentation). Mouvement puissant, alimenté, porté aussi - à l’image de Camille ce soir, venu de Paris pour assister activement voire diriger par moments cette réunion - par des militants libertaires mais pas que… Pour Emmanuelle qui se lève le lendemain à 3h 30 pour prendre son service, qui a voté à gauche puis Macron contre Le Pen aux dernières présidentielles : « le local doit être essayé, car rien n’avance pour le peuple ! » En dépit de l’ordre du jour (retour sur le passage du Tour de France la veille, délégation de soutien à Bar-le-Duc aux Gilets jaunes mis en examen, rencontre avec la Cgt, 14 juillet, réunion Inter-luttes 52-55), l’échange porte sur le bilan de 8 mois de lutte. Steven, 27 ans, un des principaux initiateurs du mouvement de Commercy : « Depuis la destruction de la cabane, le 13 mars dernier, c’est compliqué de construire quelque chose de constructif, il y a moins d’énergie. » Une femme : « Retrouvons cette unité d’avant. Reprenons le pouvoir d’être ensemble. » Quelqu’un : « La répression a été féroce aussi ! ».Une autre : « On est trop en roue libre ; trois AG hebdomadaires, c’est bien, il faut l’alimenter politiquement. » C’est ce que tente Steven : « Il y a des tensions, des clashs entre nous. Peut-être que c’est irréversible. On a rien obtenu. On a perdu la bataille médiatique. Faut pas s’imaginer qu’on va retourner le gouvernement ! Il faut mutualiser les forces. Il faut avancer localement. Je n’ai pas envie qu’il reste rien. On n’a pas fait tout ça pour rien. » Main levée, Manu : « Le gouvernement a fait dans son froc, mais a réussi à tenir. Avant, les Gilets jaunes était un mouvement inclusif, aujourd’hui on est moins fort, il faut rien lâcher mais il faut laisser la porte ouverte à la convergence, aux alliances. Et l’ancrage local est complémentaire. Il ne faut pas qu’on s’en veuille. On a vécu 8 mois extraordinaires… » Steven encore : « Après Montceau-les-Mines, on était 700, très bien, mais on repart sans projet. On doit évoluer. Il faut ancrer la lutte localement. » L’Assemblée se termine par la décision, durant les vacances, de passer à deux réunions par semaine. Le lendemain matin, entre les portes de la Meuse et Commercy, deux hérons cendrés, droits et immobiles parmi les blés coupés, rappellent que la nature existe. Puis place du fer à cheval, on ne peut qu’admirer l’imposant château, résidence de Stanislas Leszczynski, qui ne sera jamais roi de Pologne mais beau-père de Louis XV, où siègent la mairie et la bibliothèque. Le maire a refusé toute rencontre par un « pas de communication de la ville ! ». Ville qui compte un magasin de jouets bien achalandé, rue René Grosdidier, où l’on est agréablement reçu, presqu’en face de La librairie commercienne, dont la gérante, Frédérique Burnel, souriante, positive, très active, est heureuse d’être devenue commercienne. Et puis, chose rare de nos jours dans un petit bourg, une boutique d’articles de pêche, rue Port au Rupt, tenue par Elian, 27 ans : Au poisson doré. C’est qu’ici, on pêche canal de l’Est, canal de la Marne au Rhin, dans la Meuse bien sûr et dans le lac de Madine non loin de la Moselle. Le responsable Cgt, Frédéric Velsch, 49 ans, lui-même adhérent du Goujon Lérouvillois, d’un village voisin, qui enseigne la pêche aux enfants, acquiesce. S’agissant de la ville aussi : « On peut être fier du bilan des précédentes mandatures, surtout pour nos enfants ! » Administrée par la gauche jusqu’en 2014, Commercy a éradiqué les quartiers insalubres et offre aujourd’hui un éventail d’infrastructures : piscine, cinéma, école de musique, très investies par la population. L’ex maire, Bernard Muller, commandant de gendarmerie à la retraite, confirme et déplore l’actuelle « politique de sortie de l’activité du centre-ville pour l’installer sur une plate-forme extérieure. » A l’image « de l’autorisation pour un Mac-Do ! ». Il a quitté le PS « qui a trahi ses engagements » et apprécie le mouvement des Gilets jaunes comme positif, « car ces personnes en difficulté, méprisées, rejetées ont appris plein de choses et se sont forgés une intelligence politique ». Retour à la Cgt, en cette ville où, à commencer par l’équipementier pour l’aéronautique Safran-Albany, persistent des industries : Fréderic Velsch, en compagnie de Gérard Bertier et d’André Lecointre. Il y a des boîtes d’œufs vides empilées sur la table du local. « Au début, je comprends, explique Gérard au sujet des Gilets jaunes, pourquoi ils ne voulaient pas de nous, parce que les intermédiaires n’avaient rien obtenu ! ». Pour André, « ils ont fait émerger les femmes, les travailleurs pauvres, les retraités ! Ils ont réussi à faire le ménage par rapport au Rassemblement national. On doit soutenir tous les gens qui se battent. Tant qu’ils se battent, il faut être ensemble ! » Frédéric, qui n’a pas touché un salaire complet pour fait de grève durant presque une année, n’était pas d’accord avec ce mouvement fourre-tout au début, surtout avec les revendications de baisse de charges patronales « alors qu’ils reçoivent déjà les 40 milliards du CICE (crédit d’impôt pour la compétition et l’emploi) ! » Depuis, une réunion CGT- GJ a eu lieu, le 3 juillet, où des convergences d’action ont été lancées, dans un premier temps : réforme des retraites, référendum ADP. Une liste aux municipales ? Concernant la Cgt Frédéric rappelle « qu’il n’est pas dans ses attributions de participer à une liste pour les municipales ». A propos de municipalisme, le chaudronnier-soudeur, Gérard Lando et le retraité SNCF, Alain Le Bonniec, habitués des luttes dans la région et élus communistes sont méfiants mais pas fermés. Ils font remarquer qu’eux agissent à visage découvert a contrario des groupuscules parmi les Gilets jaunes. Et puis, à l’encontre de ce qu’affirme La France insoumise, droite et gauche ça existe. Ca a été inventé en 1789 en France. Et de citer Robespierre de mémoire : « Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’Homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister. »… L’âme de Commercy réside aussi dans la musique, avec son conservatoire très populaire. La preuve, tout à coup, Alain sort de leurs étuis ses deux magnifiques bugles… En quittant le passage de La Ménagerie, étrangement sale, fait rare dans les villes très propres de l’Est, on croise Flore, conseillère d’insertion à la prison de Toul, Cgt, militante FI, puis Monique, Gilet jaune, qui a voté FI, après avoir voté FN. Toutes deux confessent leur inquiétude pour l’avenir…

Surlendemain, temps nuageux, bonheur de la fraîcheur après les grosses chaleurs. Odeur de vache, odeur d’enfance. « Moisson, épandage, déchaume, », résume Guy Jeannesson, ravi. La ville à la campagne, quoi ! Juin a été le mois le plus chaud depuis le début des mesures thermométriques de la moyenne planétaire. Comment faire ? Energies fossiles, énergie nucléaire, pas de place pour la retranscription de l’échange portant sur le site d’enfouissement de Bure, juste que Alain Farroux, journaliste aux yeux bleus et Gilet Jaune, considère normal que nous gardions nos déchets nucléaires sur notre territoire plutôt que de les envoyer en Afrique ou ailleurs… Pour l’heure, devant le portique de l’église Saint-Pantaléon, l’accord se fait ailleurs et à l’unisson sur cette réalité rappelée par l’historien Jean Nicolas : « La rébellion constitue un mode qui a fait du heurt et de la rupture le principe du changement dans l’espace français ». Oui, tout le monde est d’accord là-dessus !

Valère Staraselski