Valère Staraselski

"Du sens" pour la revue en ligne Vendémiaire
Chronique de Valère Staraselski - 2005

Valère Staraselski pour la revue en ligne Vendémiaire N°16
Février 2005

La mort arrive si vite que la recherche de sens se confond souvent avec l’instinct de survie. Et ce, dans les sociétés les plus raffinées comme dans celles qui le sont moins. La plupart des femmes et des hommes qui attendent autre chose de leur passage sur terre que l’absurde cruauté du malheur ou que les conséquences inéluctables de l’implacable réalité biologique partagent peu ou prou ce propos d’Antoine de Saint-Exupéry : "Ce qui donne sens à la vie, donne sens à la mort" (1).

Cela est tellement vrai, définitivement semble-t-il, que le célèbre anthropologue Claude Lévi-Strauss, aujourd’hui âgé de 97 ans, déclarait lors d’un récent entretien : "Je me rappelle que dans le petit village où je passe mes vacances et qui n’a plus de curé permanent, celui qui desservait six ou sept paroisses me dit un jour que les Français n’ont plus pour religion que le culte des morts" (2). Passent les religions et demeure la mort. Passent les religions et demeure la recherche de sens, activité humaine par excellence. Passent les religions comme organisatrices mais pas comme fournisseuses de sens.

 Ne composent-elles pas le substrat idéologique et imaginaire de notre culture ?

 Qui nierait que le message révolutionnaire des Évangiles soit d’actualité ?

Cependant, en ce début de siècle, et en dépit des bondieuseries meurtrières de Bush et de Ben Laden, il apparaît que du point de vue de la fabrique de sens, l’universel, qui est à la fois contenant et contenu, soit le meilleur champ que nous ayons à notre disposition. Car l’universel a ceci de particulier qu’il permet de reconnaître et surtout de connaître le singulier. Car l’universel est cette tension pour rejoindre l’autre. Avant Les Lumières, les négociants de l’époque de Marco-Polo l’avaient compris. Cependant, jamais ils n’auraient placé leur activité commerciale à la place de Dieu. Aujourd’hui, les marchands ont d’autant moins ce genre d’états d’âme que, sûrs d’eux, ils occupent le centre, ravalant la communauté humaine au rang d’infinie consommatrice. A long terme, George Orwell (3) s’est trompé de cible : ça n’est pas l’Etat qui a pris le contrôle mais la Bourse. Il y a un immense défi à relever.

Du point de vue de l’histoire, de "cette toile indivisible dans laquelle toutes les activités humaines sont interconnectées" (4) dont parle l’historien Eric Hobsbawm, le poids d’un créateur culturel, qu’il soit artiste, philosophe, scientifique, politique, pèse aussi lourd que celui d’un financier, d’un commerçant ou d’un homme de pouvoir. C’est évidemment la culture qui nous enseigne cette vérité essentielle aujourd’hui enfouie sous la publicité pour les prouesses techniques et non pas notre société trop avide de gains ! C’est pourquoi, il est urgent de travailler d’arrache-pied à se dégager de la loi symbolique mise en activité, en réseau, en application par les marchands. Pauvres partis politiques qui n’en sont pas encore revenus, tout étonnés d’avoir été réduits à servir à pas grand chose. Ils font preuve d’un bien grand fatalisme, de bien peu d’ambition celles et ceux qui s’en tiennent à un individualisme de salle de bain, qui confondent recherche de sens et communautarisme, qui mêlent humanisme et totalitarisme. C’est une mode qui passera que cette mode des impuissants.

Dans ce maëlstrom démobilisant, démotivant, déprimant dans ce bouleversement historique aussi qui voit émerger des pays-continents nouveaux, la culture apparaît bien comme le foyer central où venir s’alimenter. Point d’avenir possible pour la communauté humaine, point d’avancée, d’invention, sans connaissance. Il y a cet immense et incroyable combat, qui s’offre à qui le veut, pour dépasser, subvertir l’enserrement de nos sociétés par les marchands. Les remettre à leur place réclame que nous revenions sur notre exagération narcissique. Ce combat, car c’en est un, a toujours existé. Il est de tous les temps. Il est à conduire encore et toujours. Que les jeunes gens ne s’embarrassent pas avec les modèles en toc de réussite sociale, la recherche de sens n’est pas une honte. Elle est la condition nécessaire pour tout mouvement d’émancipation. Mêlée aux aléas du quotidien comme du long terme, elle est ce qui permet à chacun de vivre avec ce qui n’appartient qu’à l’Homme : la dignité. Ce principe selon lequel un être ne doit jamais être traité comme un moyen mais comme une fin en soi. Ce qui représente, vous en conviendrez, une clairière qui mérite que l’on sue un peu, qu’on se trompe de chemin, qu’on se déchire les genoux. Une fois ou mille.

 (1) Terre des hommes - Antoine de Saint-Exupéry - 1939
 (2) Le coucher de soleil - Entretien avec Boris Wiseman. Les Temps modernes - octobre 2004
 (3) 1984 - George Orwell - 1949
 (4) Manifeste pour l’histoire - Eric Hobsbawm - Le Monde diplomatique - décembre 2004.