Valère Staraselski

"Face aux nouveaux maîtres"
Chronique de Valère Staraselski - 2003

Dans le film documentaire les Prolos, de Marcel Trillat, diffusé par France 2, voix et visages masqués, un ouvrier des chantiers navals de Saint-Nazaire - moderne dissident - considère la dépolitisation comme catastrophique pour le monde du travail. " Quand les gens crieront, il sera trop tard " prévient-il.

La cécité volontaire ou non dans le domaine politique est toujours lourde de déconvenues et de dangers.

 Qui se souvient de l’accueil triomphal de Daladier à son retour de la signature des accords de Munich ?

Pourtant, aujourd’hui, l’image de la politique se réduit trop souvent à des batailles de pouvoirs et d’appareils déconnectés de la vie du plus grand nombre. Dans ce qu’il est convenu d’appeler la crise de la politique, les responsables des partis se trouvent à peu près les seuls mis en cause.

 Le peuple n’aurait-il pas sa part de responsabilité ?

Oui, bien sûr, il a sa part, sans quoi on ne serait plus en démocratie et cela fermerait toute porte à une possible évolution des choses.

Que, depuis les années soixante-dix, le néolibéralisme dans son essor ait réussi à s’affranchir de toute subordination aux gouvernements est un élément politiquement incontournable. Cependant grandit l’idée qu’aucune économie digne de ce nom ne peut fonctionner, comme le dit Gus Massiah (1), " sans régulation politique, sans adaptation des cadres institutionnels et sans des instances qui portent des visions stratégiques à long terme ".

C’est sans doute pour cette raison que la politique ou le besoin de politique n’a pas vraiment disparu des esprits.

Les plus conscients, à gauche notamment, vivent à l’égard du politique ce que vit le héros d’Oberman - le roman de Sénancour -, à l’égard de lui-même : " Il y a l’infini entre ce que je suis et ce que j’ai besoin d’être. "

On pourrait également avancer qu’il en va des partis institutionnels de gauche comme de l’ONU : pas suffisants en l’état actuel, mais indispensables absolument, à condition qu’ils se réforment. Évidemment cette réforme ne pourra s’effectuer sans les citoyens.

Cela fait trop longtemps que les nouveaux maîtres néolibéraux ne trouvent en face d’eux qu’un nombre insuffisant de citoyens politisés et durablement engagés.

C’est un fait : le décalage entre la réalité des faits et la langue de velours employée pour la décrire (l’étouffer) devient de plus en plus insupportable, plaçant trop de gens en dehors de la vie de la cité. La solution serait qu’ils reviennent y prendre ou reprendre leur place et s’occuper des affaires de leur cité.

 N’est-ce pas là la première fonction des partis politiques ? Car s’il est vrai qu’on assiste à la naissance d’une opinion publique mondiale, à des mobilisations, il manque à ce mouvement un véritable prolongement politique. Il ne s’agit nullement de s’attacher à une conception formaliste de la politique, mais qu’à un second tour de l’élection présidentielle le choix ait dû se faire entre droite et extrême droite demeure le cour du problème posé à notre démocratie. Il est loisible de pleurer tout son saoul, de s’enfoncer dans le ressentiment, ou le " à quoi bon ? ". Il n’en reste pas moins que de nouvelles batailles d’un enjeu crucial pour nos sociétés ont lieu ici et maintenant.

On peut déplorer " la ringardise " des outils disponibles, cependant syndicats et partis de gauche sont bel et bien là, n’attendant que d’être davantage investis. Imaginons un seul instant qu’ils n’existent pas !
Ne faut-il pas accepter les conditions on ne peut plus normales du jeu démocratique : le débat, la lutte à ciel ouvert ?

Depuis leContrat social de Rousseau, le dilemme est clair : soit le règne de la violence, soit l’accès à la dimension politique.

La démocratie ne vit que par le mouvement. Le refus de la solidarité, l’anti-militantisme primaire, l’individualisme borné, l’immobilisme, à coup sûr, la tuent.

Le monde du travail, les laissés-pour-compte, le pays tout entier ont besoin, face à l’hégémonie libérale, d’un projet alternatif rassembleur. Les partis de gauche, les syndicats pour une part trouvent là leur raison d’être. Aux citoyens de surmonter l’image et parfois les obstacles bien réels qu’ils y rencontrent pour créer les conditions d’un autre monde que celui voulu par les nouveaux maîtres.

(1) Président du centre de recherche et d’information sur le développement.

 Par Valère Staraselski, écrivain.
paru dans l’Humanité du 5 juin 2003