Valère Staraselski

Hôpital Cochin, Local Cgt
L’Humanité-Dimanche 8 août 2019

L’énergie. Chaleur, rythme, fatigue, qui marquent les visages, ce qui frappe d’emblée le visiteur du petit local de la Cgt de l’hôpital Cochin réside en ce mot : énergie. Cette énergie qui anime les personnels, responsables syndicaux ou non - des femmes 80% - qui vont et qui viennent autour de la table de ce local tout en longueur. Et qui parfois s’y assoient quelques courts instants pour un verre d’eau, un café… De dehors, avec son toit à hauteur d’homme, avec son drapeau Cgt, accessible après quelques marches car construit en contrebas de la chaussée, ce local un peu vieillot paraît tout droit sorti d’un film français des années 30. C’est que la Cgt Cochin a décliné l’offre de la Direction de rejoindre le bâtiment du cloître où se côtoient bureaux de la Direction et locaux des autres syndicats. Elle a préféré le bâtiment Saint-Jacques, de l’autre côté de la rue du même nom qui traverse l’hôpital. Parmi celles et ceux qui y tiennent permanence (trois personnes chaque jour), on trouve les détachés en heures et les mandatés. Au prorata des pourcentages obtenus lors des élections professionnelles, les syndicats agissent aussi grâce à ces collègues syndiqués qui siègent dans les diverses instances. En cet hôpital qui porte le nom d’un curé, son fondateur, la Cgt - et de loin ! - est la première organisation en adhérents et en voix. Mais attention, à l’exception de la nouvelle secrétaire dont la Direction a déjà testé la résistance, Aglawen Vega, infirmière, 15 ans aux urgences dont 9 à Cochin, seule permanente, toutes et tous sont en poste. C’est du reste la grande force de ce syndicat réputé probe et combatif. « On est tous en activité ! » confirme Caroline - catégorie C - qui a accepté la suppléance du Comité d’hygiène et de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Cette personnification de la vitalité faite femme siège aussi à la commission de réforme où elle mesure l’aggravation des conditions de travail au nombre d’accidents de service, de trajets en raison de la fatigue accumulée, de maladies professionnelles. « On est un service public pour le personnel » constate-t-elle. L’aide-soignante Alcinda et Brigitte qui exerce en gériatrie, témoignent que « le soin est plus mécanique, plus industriel, les cadences de travail ont augmenté car moins de personnel ». Or, « à l’hôpital, la relation c’est un soin ! » résume tout à coup Aglawen. Anne-Frédérique, infirmière en bloc opératoire diplômée d’Etat, (IBODE), en chirurgie ambulatoire, mise en place pour d’évidentes raisons de rentabilité - opéré le matin on repart le soir – (ce qui entraîne de nombreux retours de ces mêmes patients quelques jours plus tard aux urgences !) le dit très tranquillement : « J’aime bien la Cgt, ce sont des gens honnêtes, qui ne se laissent pas corrompre. On préfère d’abord discuter avec la direction pour trouver des solutions plutôt que la grève tout de suite. » Jean-Jacques, kinésithérapeute, déclare quant à lui, tirant sur sa cigarette électronique : « Je suis rentré à la Cgt, car ici c’est un syndicat très efficace, qui défend un système de valeurs auquel j’ai peu à peu adhéré. Je voyais la Cgt comme défenseuse des personnels et je voyais moins les valeurs d’humanité.Ca m’a fait évoluer dans ma vision de la fonction publique, les gens qui y travaillent n’ont pas toujours conscience des valeurs que ça porte. Ethique, égalité, valeurs qui se perdent… » Bernard Giusti, retraité depuis un mois, co-constructeur avec Maryse Dantin de ce syndicat à la suite de la fermeture de Saint-Vincent de Paul, donne, en quelque sorte, le secret : « Sur le terrain, pour qu’un syndicat fonctionne correctement, la première règle concerne la disponibilité et la réactivité : être le plus possible présent au local, et dans tous les cas être joignable à tout moment. Dès qu’un collègue, syndiqué ou non, a besoin d’aide il doit avoir un interlocuteur du syndicat et des réponses à ses questions, et bien sûr qu’il puisse compter sur une défense face à sa hiérarchie. » Et Bernard Giusti, par ailleurs auteur et directeur des éditions de L’Ours blanc, ajoute : « Etre présent ne suffit pas : tout syndicaliste, et plus encore s’il est permanent, se doit d’être inattaquable. Il ne saurait pour cela compter uniquement sur les lois qui peuvent le protéger. Cela suppose une gestion transparente du syndicat vis-à-vis des syndiqués (à la CGT Cochin par exemple tout syndiqué peut consulter les comptes à tout moment), le respect absolu de la démocratie syndicale (commissions exécutives, élections et congrès réguliers), le respect des statuts. Mais il doit aussi avoir une conduite irréprochable : refus d’avantages personnels (primes, logements, etc., qui sont un moyen pour la direction d’acheter les militants), pratiquer l’équité (ce qui exclut les petits arrangements entre amis, les copinages, etc.).
Dans tous les cas de figure où un syndicaliste a à intervenir ou à négocier, sa seule boussole doit d’abord être l’intérêt des travailleurs. » Dont acte. Subissant comme les autres la chaleur sous le plomb du toit, le visiteur ne peut être qu’étonné, qu’admiratif devant cet incessant ballet, cette organisation en défense, pied à pied, du service public.
François, infirmier de nuit en rhumatologie, est de permanence téléphonique. Impossible de lui adresser la parole, tout juste des sourires, puisqu’il ne peut lâcher le combiné en raison d’ appels incessants. Une femme entre en trombe : son fils qui a postulé pour un remplacement de congé annuel - un des rares avantages non encore perdus - n’a pas été retenu au motif qu’il ne fait pas des études en lien avec la médecine. Or, celui-ci étudie la biologie ! Et la femme de vitupérer les cadres qui se servent sur le dos des personnels.
Pascal a remplacé François au téléphone, il s’énerve appelle et rappelle, il fait signe, on se rapproche. Un cas, non dévoilable ici, tente de se régler. Le haut-parleur est mis pour que les responsables, Aglawen,
Pascal, François, fassent de concert leur travail. On entend les mots policés, embarrassés d’une cadre qui commence par nier les faits puis les minimiser et finira, après que l’évidence soit imposée par nos syndicalistes tenaces, par reconnaître la réalité. Une solution bipartite est alors échafaudée. L’esprit de responsabilité…
C’est que la réalité vécue par ces personnels touche à l’essence même de la politique menée par les pouvoirs publics. « Depuis Sarkozy, c’est la descente aux enfers ! » soupire Caroline. Giusti récapitule : l’Assistance publique des hôpitaux et hospices de Paris (1849), a longtemps joué un rôle sanitaire et social. En 1961 est créée l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), qui bénéficie d’un statut particulier. Grâce à ce statut de relative autonomie et à la CGT, de nombreuses luttes permettront des avancées sociales significatives, qui de fait profiteront à l’ensemble des établissements publics de Santé. Années 70, le « libéralisme avancé » de Giscard d’Estaing initie l’abandon d’un principe fondateur de la Sécurité Sociale (créée en 1945), « cotiser selon ses moyens, être soigné selon ses besoins ». L’AP-HP va faire les frais de cette politique, poursuivie ensuite par tous les gouvernements. Toutefois, les réformes d’envergure visant à la privatisation de la Santé ne commenceront qu’en 2010 avec la « loi Bachelot » instaurant les Territoires de Santé, qui regroupent des établissements à la fois du public et du privé. Dans les faits, il s’agit d’un dépeçage en règle du secteur public au profit des intérêts privés. La Santé tombe dans l’escarcelle marchandise, l’hôpital doit être « rentable ». Ce sont les citoyens (personnels et patients) qui en pâtissent : fermeture des établissements de proximité (notamment les maternités) et des petits hôpitaux, réduction drastique du personnel soignant et sous-effectifs aggravés, sont les effets les plus visibles de cette politique de privatisation. Moins visible, le fait que 35% des Français renoncent aux soins médicaux faute d’argent… » Anne-Frédérique décrit par le menul la journée kafkaïenne d’une infirmière de bloc après la réforme de l’organisation du travail voulue par Martin Hirsch, qui fait commencer à 7h30 (donc le plus souvent lever à 5 h) pour, très souvent, une première pause à 16h30 ! Pas de toilettes, pas d’hydratation, d’où cystites, coliques néphrétiques. Si les chirurgiens viennent une journée par semaine, pas les IBODE. « Plus on accélère le travail, moins rigoureuses sont les précautions habituelles. L’hygiène est un des éléments qu’on sacrifie, » s’insurge-t-elle. Son adhésion au syndicat ? « Ce qui m’a fait passer la porte (du local Cgt), c’est cette dame de 61 ans morte sur son fauteuil aux urgences. » 2014, conduite pour une plaie au pied, jugée sans gravité, aux urgences de Cochin, une patiente a été retrouvée morte sur la chaise où elle avait été installée, six heures après son arrivée. « L’APHP a avancé qu’il n’y avait pas de problèmes d’effectifs. Faux ! rapporte Anne-Frédérique. Il manquait une infirmière puisqu’on avait demandé à celle du matin de prolonger ses horaires. Le poste manquant n’avait pas été comblé. Et la situation de cette dame n’a pas été réévaluée en raison de l’afflux de patients. » En outre, son frère, professeur en cardiologie, lui a conseillé d’entrer dans un syndicat pour défendre le service public. « Parce que le service public, on y tient ! » s’exclame-t-elle dans un élan de vitalité.
Sentiment profond et lucide : celui que cette déstructuration délibérée du service public de la Santé mène droit à une régression de civilisation et qu’il est urgent d’y opposer une alternative plus raisonnable. A Cochin, au local de la Cgt, on a parfois l’impression d’entendre les cœurs qui battent qui battent qui battent…