Valère Staraselski

Invention contre utopie, de la politique à l’art
Faites entrer l’infini - Janvier 2023

Romancier (auteur d’une dizaine de romans), essayiste, journaliste, Valère Staraselski a publié plusieurs essais dont Aragon l’inclassable et Aragon, La liaison délibérée qui ont fort bien résisté à l’usure du temps et des travaux universitaires. Ses réflexions sur l’utopie chez Aragon avaient déjà été esquissées dans une conférence prononcée à Manchester en 1997, Aragon, l’invention contre l’utopie.

« Qui parle contre l’utopie, on le tient pour se détourner de l’avenir, quand c’est lui qui voit l’avenir. » Cette phrase d’Aragon, dont on sait qu’il était autant homme d’action qu’écrivain, est à prendre au sérieux quant à ses implications évidemment politiques mais également littéraires. La preuve avec ses romans de la fin, à commencer par Blanche ou l’oubli.

1959, Aragon écrit : « La littérature qui règle toutes les difficultés de la vie en quelques centaines de pages relève d’un genre d’activité qu’on appelle habituellement l’utopie. Rien n’est dangereux comme l’utopie, elle endort les gens, et quand la réalité les réveille, ils sont comme des somnambules au bord d’un toit, ils en tombent » (« Il faut appeler les choses par leur nom »).
1960, dans l’introduction à Elsa Triolet choisie par Aragon, il assène : « Qui parle contre l’utopie, on le tient le plus souvent pour se détourner de l’avenir, quand c’est lui qui voit l’avenir. »
1962, dans son Histoire de l’URSS, si, pour définir le stalinisme, il reprend le motif « du culte de la personnalité », il centre l’essentiel de son propos sur « ce mécanisme de pensée, le socialisme utopique… fortement ancré, par exemple dans le peuple français, les ouvriers du XIXe siècle ». Cela, avant de continuer : « Je dirais plus : si, dans la révolution soviétique, ici et là, vous trouvez des erreurs ou des fautes, écartez les mots, les appréciations toutes faites, à chaque fois ou presque, sous leur poussière, vous découvrirez le vieux visage illuminé de l’utopie. Où l’utopie mène ceux qui en sont possédés, c’est une autre affaire. Et Trotski ou Boukharine, il serait fou de vouloir réduire, par exemple, ces aventures à la simple lumière utopique, mais regardez-y bien : elles ont leur moment d’utopie. Et aussi, ce que Khrouchtchev appelle la tragédie de Staline : il est absolument certain que Staline avait de l’état des choses dans le pays une vue utopique... »
1967, Blanche ou l’oubli paraît où il écrit : « À toutes les époques, les gens de mon espèce ont vécu avec la perspective d’une utopie … Et il lui fallait une île, à cet Anglais, comme Sir Thomas More, une île pour l’expérience in vitro, l’éprouvette, la terre d’utopie, Insula Utopia... Il y a toujours une idée de la mort dans la perfection... »
Déni de réalité, idéologie du projet achevé, débouchant dans le totalisant voire le totalitaire donc dans le mortifère, l’idée d’utopie aboutit à la mort.
Aragon s’en explique lorsque qu’il met en regard la vision utopique de Gonzalo de La Tempête de Shakespeare avec celle du personnage d’Alit de Blanche ou l’oubli, jeune noble balinais qui approuve la politique jusqu’au-boutiste du Parti communiste indonésien qui conduira, en 1965, après un coup d’état de l’armée mené par Suharto, au massacre de centaines de milliers de ses sympathisants.
« Si j’avais colonie de cette île, dit le jeune Alit… je n’admettrais aucune désignation de magistrat, les patentes seraient inconnues ; de richesses, de pauvreté, de prestations, point ; de contrat, succession, frontière, bornage, labours, clos de vignes, point ; pas besoin de métal, blé ou vin, ou huile ; pas de métier, tous les hommes oisifs, tous ; et les femmes aussi, mais innocentes et pures ; pas de souveraineté... Toutes choses mises en commun la nature produirait sans sueur ni effort ; trahison, félonie, épée, pique, couteau, canon, ou mille sortes de machines, je n’en aurais que faire ; … mais Alit dépasse-t-il en pensée l’Utopie quand on lui parle de ce parti qui avait gagné plus d’un million de paysans, et s’est cru si fort qu’il a voulu mettre les bouchées doubles et voilà dans l’illégalité... Le jeune prince et moi », poursuit le narrateur de Blanche lisant Gonzalo, « nous avons des raisons diverses de rêver aux paroles de Gonzalo. Mais les miennes, ces jours-ci, sont des raisons sanglantes. Cent mille morts avoués au long des chemins et des canaux, qu’on n’enterre point, et l’air en est empuanti, la tempête a changé de nature, les oiseaux de proie tournent sur les sawah, on entend au lointain le bruit du meurtre… »
Les thèmes de la totalité, de la toute-puissance, ne se rattachent-ils pas à la structure utopique ? Aragon en présente ici le résultat mortel, déplorant les conséquences d’une mobilisation par et dans une projection utopique. Car le militant n’entend pas échapper à la réalité :« Je ne crois pas à l’homme abstrait ».
En se dégageant du modèle utopique ou d’un système de pensée enserré dans l’utopie, il entame un processus qui le conduira, versant littéraire, à définir son réalisme par l’expression de mentir-vrai. « Le mentir-vrai, j’ai été amené à penser que cette formule, d’aspect paradoxal à première vue, constituait en fait une excellente définition du roman, ou tout au moins de ce roman réaliste dont je suis l’un des humbles défenseurs. » (Discours à l’Université Lomonossov,1965)
De la sorte, l’écrivain se propose ni plus ni moins de s’affranchir d’une conception du roman qui distingue ou plus exactement qui oppose fiction et réel.
Désormais, la transformation que le rendu scriptural fait subir à la réalité passe inéluctablement par la reconnaissance d’une activité créatrice où l’imaginaire, conscient de lui-même, occupe le centre. Aragon s’attache, en toute logique à la fois baroque et réaliste, au sujet qui décrit comme indissociable de ce qui est décrit. En d’autres termes, pas de visible réaliste sans sujet regardant sera-t-il rappelé dans les écrits postérieurs à La Semaine sainte. Non seulement le réalisme des dernières œuvres avoue ne pas pouvoir se passer de l’imaginaire mais celui-ci devient premier et surtout interrogé en tant qu’il constitue le lieu de la mise au jour du possible.
Non seulement la littérature contrecarre le fonctionnement quasi schizophrénique de la pensée prise dans l’utopie, mais son objet consiste précisément en ce qu’elle se voue au reste, c’est-à-dire à cette partie du réel appréhendée par l’activité créatrice mais non encore conceptualisée. Or, l’utopie refuse précisément ce reste dans la mesure où, de fait, ce dernier oppose une résistance à tout enrôlement. Car il s’agit de reconnaître que toute saisie du réel laisse indéfiniment du reste, que le réel résiste, mais aussi que la reconnaissance même de ce reste annule toute possibilité de totalisation, la rend impossible et ouvre par là même les conditions d’un commencement.
« La science a encore fort à faire, avant de pouvoir intégrer dans ses classifications l’aventure humaine. Ce qui, dans ce domaine, lui échappe encore, porte le nom de roman. Je ne sais pas si je me fais comprendre… au bout de toute analyse, demeure un résidu non-analytique, qu’il faut bien appeler l’homme… » (Blanche ou l’oubli).
L’utopie appartient à un registre de l’imaginaire qui requiert la totalité contre laquelle, ou plutôt dans laquelle, la pratique artistique ouvre une brèche en offrant les conditions d’une vue nouvelle. De la sorte, le reste, résidu non-analytique dont parle Aragon, serait bel et bien le lieu même de la littérature.
« J’ai été de ces braves gens qui ont cru dur comme fer qu’il suffisait de changer le système de distribution des biens pour que disparaissent les vols, les assassinats, les malheurs de l’amour, que sais-je ? Je n’exagère pas. J’ai pensé ainsi, moi comme d’autres. La représentation que nous avons des choses n’embrasse pas forcément la complexité de la vie. La science des anomalies... » (Blanche…).
Voilà, c’est dit. Il s’agit de s’opposer au besoin de finitude consubstantiel de l’utopie et de porter au plus haut ce fameux reste qu’on peut également appeler méconnaissance. Méconnaissance qui, rappelle Lacan, fonde toute identité faite elle-même de désir et donc de manque propre à son essence.

« Être, avoir été cette phrase qui n’en finit pas », le narrateur de Théâtre/roman revendique l’inachèvement. A contrario, l’activité « imageante » utopique s’exerce hors de l’histoire, dans une topographie insulaire, close. L’auteur du Mouvement perpétuel qui écrit quelque part, « Je vous demande de me croire, un romancier n’est pas un architecte », entend offrir au manque, non l’ordonnancement impeccable, fini, cher aux utopistes, mais une pratique d’ouverture, de « perpétuelle ouverture » (Postface aux Communistes), autrement dit d’invention.

La littérature, selon Aragon, revient à cette expérience du langage qui ne se résout pas à la seule signification de l’existant, mais qui, en créant une nouvelle vision, provoque, invente les conditions de son inachèvement et donc de son existence pour l’avenir. La création artistique « est l’être qui entraîne le savoir au-delà de l’avoir » (Les Poètes). Ainsi, à la fin de Théâtre/Roman, le personnage du vieillard éparpille volontairement les morceaux d’un puzzle qui allait prendre forme, comme s’il fallait symboliser le fait que l’idée d’achèvement — véritable noyau de la conception utopique — recoupait celle de la mort.
La farouche volonté de dépasser le soviétisme et le désarroi politique, « à démentir et dénoncer le système » (Henri Matisse roman), aura amené l’écrivain à s’excéder en son ouvrage afin de continuer à participer à cette incessante rénovation des yeux du monde.
Valère Staraselski