Valère Staraselski

SALON DE L’ECRIT EN AULNOYE
6ème Salon du Livre de Gagny
Allocution prononcée par Valère Staraselski
invité d’honneur - 25 octobre 2015





Mesdames, Messieurs,
Monsieur Guichard, Président de la Société Historique du Raincy et du pays d’Aulnoye
Monsieur Roy, Premier Maire adjoint
Monsieur Grandin, Conseiller départemental
Mesdames, Messieurs les élus
Mesdames, Messieurs


Qu’est-ce qui fait que l’on aime l’histoire ?


Un récent prix Nobel de littérature, le péruvien Mario Vargas Llosa, avançait que la raison pour laquelle on écrivait des romans logeait dans un fort sentiment d’insatisfaction. Eh bien, je pense, pour ma part, qu’il y’a dans l’attirance pour les périodes passées, dans le désir de connaissance, de découverte et notamment dans la découverte des coulisses de tel ou tel évènement historique, plus qu’une curiosité, une véritable insatisfaction dans le fait de ne pas appréhender le moment présent ! Oui, une insatisfaction à ne pas saisir les tenants et les aboutissants de la trame qui se tisse sous nos yeux avec parfois nous dedans ! Vivre le passé, le reconstituer, répond aux besoins de comprendre mais aussi de maîtriser les choses.Pourquoi ? Parce qu’avec le passé, on connaît la fin de l’histoire, tout simplement...

Donc, les évènements les plus inhumains, par exemple, deviennent possiblement regardables, envisageables, constatables parce que cadrés, en quelque sorte, dans un récit, avec un début et une fin.

L’histoire montre la vie telle qu’elle a été et telle qu’elle risque d’être. Souvenons-nous de Turenne, l’homme de guerre qui, à l’approche du danger, se marmonnait à lui-même : « Tu trembles carcasse, mais si tu savais où je t’emmène, tu tremblerais bien davantage » ou encore d’Aragon des troupes d’occupation en Sarre : « Pourquoi toujours imaginer le pire ?
Parce que c’est ressemblant. »

« L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller », affirmait de son côté l’écrivain irlandaisJames Joyce dans son Ulysse. Raison de plus pour, par une connaissance accrue du passé, renforcer le camp de la civilisation (ce qui fait que nous pouvons vivre ensemble en paix) dans son incessante, que dis-je dans sa perpétuelle lutte contre la barbarie : en d’autres termes, la guerre d’extermination de l’autre ou la guerre de tous contre tous.

Reconnaître l’histoire, c’est reconnaître une historicité, c’est à dire le fait que nous sommes partie intégrante d’une chaîne et que le monde existait avant nous et existera après.

Ainsi que l’affirme l’historien Dominique Bourg : « On ne peut pas penser sans histoire. Une pensée ne se construit pas à partir de rien, sans héritage préalable. Toute pensée se situe nécessairement dans le temps. Une pensée anhistorique existe, pensons à l’économie néoclassique qui prétend dégager des lois atemporelles ; mais elle n’y parvient qu’en produisant des modèles éloignés de la réalité. Tel n’est pas le cas de l’histoire. » Et le psychanalyste Roland Gori d’affirmer : « La connaissance de l’histoire est indispensable à toute émancipation, à toute liberté qui sait s’affranchir de la répétition. Pas de création réelle sans connaissance de l’héritage, de la tradition. » Tradition qui signifie aussi, je le rappelle, transmission.
Jean-Pierre Rioux dressait, lui, un diagnostic des plus pessimistes en 2006 dans La France perd la mémoire. Pour lui, les politiques cèdent à cette « tyrannie du présent », ce présentisme ou encore cet « éternel présent » évoqué par Hobsbawm dans "L’Âge des extrêmes", cette autre face de « la perte d’autonomie économique et monétaire du pays, du relâchement du lien social, de la montée de l’incivisme et de l’incivilité et surtout de la poussée de l’individualisme hagard et du multiculturalisme ». Il constate que « nul n’attend plus de la classe d’histoire qu’elle ait à connaître d’abord l’intérêt général et le destin collectif ». Pourtant, faute de se situer dans le passé et de se projeter dans l’avenir, une société « s’immobilise puis entre en convulsions avant d’agoniser ». Ni plus ni moins.

Car l’histoire a d’abord à voir avec l’existant, d’où on vit, d’où on pense, c’est à dire le présent. C’est l’historien Marc Ferro qui rend hommage à l’Ecole des Annales : « Pour un bon nombre d’historiens actuels, déclare-t-il, l’étude du passé, de lui seul enfermé dans son passé, ne présentait qu’un intérêt limité - l’histoire n’étant alors qu’une curiosité, une évasion. Aujourd’hui, l’Ecole des Annales retrouve la problématique de Thucydide : elle pose des questions au passé pour aider à comprendre les problèmes de notre temps. »
Antoine Prost, historien lui aussi, ne dit pas autre chose dans Douze leçons sur l’Histoire : « L’explication du passé se fonde sur les analogies avec le présent, mais elle nourrit à son tour l’explication du présent. »

Quant au cofondateur de l’Ecole des Annales, ne déclare-t-il pas magnifiquement : « L’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent : elle compromet, dans le présent, l’action même » ?

C’est pourquoi, comme l’indique encore Marc Bloch, « l’histoire est science du changement. », car comment conduire un changement nécessaire sans connaître d’où on part ce sur quoi on s’appuie.

La psychanalyse a révélé la somme des dégâts engendrés sur plusieurs générations par les secrets de famille. Il en va de même pour les étouffoirs, le non-dit qui concerne le collectif. D’où le succès, plus que mérité, selon moi, des formidables ouvrages de la Biélorusse Svetlana Alexievitch qui vient de recevoir le Nobel de littérature.

Pas de noir ou de blanc dans ses récits sur l’Union Soviétique mais des constats qui balaient les préjugés et nous restituent la vérité d’un peuple et d’une période. Du reste, Svetlana Alexievitch compare elle-même ses récits à la composition des vitraux. Et elle a raison...

L’histoire, la connaissance historique à la fois densifie et relativise, nous incite à ouvrir plus grand les yeux. Je ne prendrai pas l’exemple de la terrible sécheresse qui a sévi en Syrie entre 2006 et 2010 et qui a vu l’exode de un million et demi de personnes des campagnes vers les villes. Je ne prendrai pas non plus l’exemple dePeter Norman, ce blanc qui était sur le podium des Jeux Olympiques de 1968, entre Smith et Carlos qui, après la remise des médailles, dressèrent leur poing ganté vers le ciel en signe de protestation contre la ségrégation raciale : « Je ne pouvais pas voir ce qui se passait derrière moi, raconte Norman, mais j’ai su qu’ils avaient mis leur plan à exécution lorsque la foule qui chantait l’hymne national américain s’est soudainement tue. Le stade est devenu alors totalement silencieux ». Smith et Carlos furent bannis de la discipline, expulsés du village olympique. Norman ne s’en tira pas mieux. Pour avoir soutenu les deux Américains, il ne fut pas sélectionné aux JO de 1972 et vit sa carrière brisée par les autorités sportives australiennes. « Il a été traité comme un paria, un traître, sa famille l’a renié", écrit son biographe. Il a travaillé un temps dans une boucherie, puis comme simple prof de gym. Après une blessure mal soignée, il a fini ses jours rongé par la gangrène, la dépression et l’alcoolisme ». Lors de ses obsèques, Tommie Smith et John Carlos étaient présents et avaient tenu à porter le cercueil - sans gant noir cette fois.

Non, en revanche, je prendrai l’exemple du tremblement de terre de 1923 à Tokyo. Un gigantesque incendie s’empare de la capitale du Japon qui fut quasiment détruite par le feu. Sans électricité, la ville fut plongée dans le noir le plus complet et ce plusieurs jours durant. L’agitation des esprits était à son comble, des rumeurs visant les Coréens se répandirent, des propos s’ensuivirent au motif que ces Coréens avaient empoisonné les puits. Le cinéaste Akira Kurosawa, celui desSept Samouraïs, alors âgé de 13 ans, qui était à Tokyo durant cet évènement raconte : « Je vis de mes yeux une populace d’adultes aux yeux convulsés, se ruer dans la confusion, comme une avalanche, en criant : « Par là ! Il est parti par là ! » Ils donnaient la chasse à un homme barbu, pensant que quelqu’un qui avait tellement de poils sur le visage ne pouvait être japonais. » Son père lui-même, portant un collier de barbe, s’est d’ailleurs retrouvé « entouré par une populace armée de gourdins ». Celui-ci les insulta « d’une voix courroucée » et « les gens se dispersèrent avec des mines piteuses ». Le plus marquant de ces premières journées de septembre 1923 pour Akira Kurosawa semble être la promenade que son frère lui imposa dans les ruines de la ville ravagée par le feu. Devant l’horreur de ses découvertes d’alors, il est tenté de reculer et de rentrer chez lui. Il poursuit pourtant. « Si, malgré moi, je détournais le regard, mon frère reprenait : Akira, regarde bien maintenant. Je ne comprenais pas où il voulait en venir, et je trouvais seulement qu’il me forçait à voir des choses épouvantables », se souvient celui qui n’a pas eu le choix et a regardé les amoncellements de cadavres et une ville carbonisée et rougie. « Comment pourrais-je trouver les mots justes pour rendre compte de cette horreur ? Je me rappelle avoir pensé que le lac de sang dont on parle dans l’enfer bouddhiste ne pouvait pas être pire. » Au détour d’une rue, les deux frères parviennent aux abords de la rivière Sumida, dont on dit qu’elle était si chaude pendant l’incendie que ceux qui s’y jetèrent pour tenter d’échapper aux flammes y moururent ébouillantés. Akira Kurosawa décrit sans détour : « Les cadavres qui flottaient dans la rivière étaient tous gonflés au point d’éclater, leur anus ouvert comme la bouche d’un gros poisson. Même les bébés, encore attachés au dos de leur mère, avaient cet aspect. Et cela bougeait doucement, à l’unisson des mouvements de la rivière. » Au soir de cette sinistre excursion avec son frère pendant laquelle ils furent « les deux seules choses vivantes du paysage », il s’attend à ne pas trouver le sommeil, ou du moins à ce que ses rêves soient hantés par ses découvertes. Il dort au contraire d’une traite, et s’en étonne auprès de son frère : « Si tu fermes les yeux devant un spectacle effrayant, la terreur finit par te gagner. Si tu le regardes en face, il n’y a plus rien qui puisse te faire peur. »

Dans notre présent, davantage que la soumission, il me semble que l’exaspération, le sentiment d’abandon et de son corollaire le sentiment d’à quoi bon, l’inquiétude, l’angoisse voire la peur, sont des sentiments qui grandissent. La perte des repères, la dangerosité d’un pouvoir de l’argent, qualifié par le Pape lui-même de « fumier du diable », sans contre-pouvoir, le mauvais état de santé de notre planète, son avenir où sont en jeu les conditions même de vie sur Terre, tout cela y contribue.

C’est pourquoi, j’ai toujours estimé au plus haut point les militants qu’on peut aussi appeler bénévoles. Du reste, dans le dernier de mes romans, l’un des personnages demande à un autre la différence entre le Titanic et l’Arche de Noé. Réponse : « Le Titanic est l’œuvre de professionnels, l’Arche de Noé celle de bénévoles ». Etant en train de travailler sur un roman dont l’action, l’intrigue est centrée autour de l’histoire de la cathédrale de Meaux, non loin d’ici, j’ai pu constater que, venant de couches sociales très différentes, d’ethnies très diverses et appartenant aux divers âges de la vie, cette cathédrale vivait aujourd’hui par la grâce de 30 bénévoles, oui 30 qui se relaient chaque jour... que Dieu fait.

Ceci pour dire toute ma reconnaissance aux organisateurs de ce salon, aux bénévoles qui permettent cette rencontre qui, contre ce que Georges Brassens nomme dans une chanson « le monde futile », organisent cet évènement, à commencer par le tout premier d’entre eux : Eric Guichard, Président de la Société historique du Raincy et du pays d’Aulnoye. Monsieur le Président qui sait qu’en France comme ailleurs, selon le mot de Condorcet : « Il n’y a pas de liberté pour l’ignorant ».

Merci.