Valère Staraselski

Un éditeur disparait
Pierre Drachline s’est évadé ou Le perdant magnifique
Valère Staraselski - 15 décembre 2015

Pierre Drachline, écrivain, éditeur, homme de très haute culture, est mort le jeudi 3 décembre à 20 H 30.

Revenant d’un déplacement en Autriche pour lequel il m’avait, quatre jours plus tôt, souhaité un bon voyage, je l’ai appris le lendemain matin. Je l’ai appris dans une rame du métro Pont de Sèvres - Mairie de Montreuil, par un message laissé sur mon portable par Ingrid Naour, sa compagne. Il était un peu plus de sept heures du matin.

Dans la rame silencieuse, figé sur mon siège, tout de suite j’ai eu très chaud et de grosses larmes ont coulé sur mes joues. J’ai pleuré doucement, longuement, malgré moi.

Fixant du regard la ligne ondulante des câbles le long du tunnel, je reniflais et n’avais pas de mouchoir. Personne ne m’en a proposé.

Tout a commencé entre nous par une engueulade de plusieurs heures...... L’écrivainDidier Daeninckx avait invité Ingrid et Pierre à venir m’écouter lors d’une soirée de conférence sur Aragon dans une usine désaffectée d’Aubervilliers. Je me souviens que Jack Ralite, l’ancien maire député, ministre y était, hochant la tête tout au long du récit que je livrais au public.

Dans la salle immense plongée dans l’obscurité, seules les flammes des bougies scintillaient sur les tables, une centaine de personnes écoutait cette présentation en silence. L’atmosphère semblait irréelle dans cette ancienne salle des machines.... Tout se déroula au mieux. A la fin, après les applaudissements, quand j’allais rejoindre une table pour dîner, il me héla depuis sa place avec une certaine vigueur. Ce type, ce grand gabarit aux cheveux longs que j’avais déjà croisé au village du livre de la Fête de l’Humanité, une silhouette massive à nulle autre pareille. Le genre qu’on n’oublie pas. Ce soir là, il n’était pas content du tout ! Il m’opposa que, contrairement à ce que j’avais avancé,l’écriture d’Aragon durant le cycle du monde réel n’avait rien à voir avec celle de l’époque surréaliste.

Je lui tenais tête et le plantais là. C’est que j’avais faim.

Après le repas, quelque part devant le bar, il ne buvait pas mais il fumait à peu près tout le temps, il revint à la charge. Bon, concédait-il, mon exposé était très bien, à l’exception de cette affirmation touchant aux romans du monde réel.

Il ne lâchait pas prise, moi non plus. Ce fut rude, sans concession aucune et pourtant passionnant. L’estime de l’autre dut naître chez chacun d’entre nous à ce moment là. Lui, le libertaire et moi, le communiste. Des étincelles forcément !

A mon grand étonnement, à l’instant de nous séparer, il m’offrit de lui envoyer mes prochains textes. Je relevais à peine, n’y croyant pas vraiment. Tant de choses, pensai-je, nous séparaient. A mes yeux, il se trouvait du côté des installés...En vérité, ce soir là, pardon cette nuit là, Pierre Drachline m’avait ouvert les portes de la vie à laquelle j’aspirai de tout mon être : écrire en ayant des chances sérieuses d’être lu. Mais je gardais la tête froide, très froide. Cette méfiance atavique des laissés pour compte. Pourtant, Pierre m’avait donné une chance énorme. Simplement je ne le savais pas. Je ne le savais pas encore......

Par la suite, dans les jours qui suivirent cette rencontre, il prit l’habitude de me téléphoner. Sans doute était-il curieux de cette vie que je menais à contre courant, de cette existence un peu mouvementée à la fois professionnelle, militante et d’écriture. Peu à peu, une amitié naquit, se développa, résista à tout. Il m’avait accepté moi et ma « sauvagerie ». Il m’encourageait souvent comme moi je le soutenais parfois. Des choses, on en a fait ensemble, beaucoup. A commencer par l’édition de ce qui continuait à vivre dans le faiblissant courant communiste et syndical... Je le revois me poussant à aller saluer Jean Ferrat, qui me fit très bon accueil, lors d’un salon du livre dans le Gard. Quant à nous deux, la littérature primait. A la mort de https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Nuc%C3%A9ra puis à celle de Zimmerman, il me confia les épreuves de ses romans......

Aujourd’hui, avant que la tristesse ne m’envahisse et n’alourdisse mon quotidien, la colère me tient. Soixante sept ans, tout de même ! Il aurait pu attendre un peu. Oui quelques années encore.... Moi, je ne l’ai jamais trouvé laid, Pierre, ses excroissances sur le nez. Je ne voyais que son regard bleu.


A une éditrice le sollicitant pour un ouvrage collectif, il l’écrivait en 2005 :

« Chère Madame,

Je suis sensible, sans être dupe pour autant, à l’intérêt que vous portez à « mon parcours, mon travail et ma personnalité ».

Ma mère ne sachant pas lire, je ne puis que décliner votre offre de lui écrire une lettre. En outre, tradition familiale oblige, nous sommes, elle et moi, atrocement laids et il n’existe pas donc pas de photo publiable. A moins, évidemment, de glisser un avertissement pour les lecteurs sensibles.

Je ne doute pas que vous trouverez des auteurs disponibles pour un tel ouvrage.

Veuillez croire, Chère Madame, à l’assurance de mes salutations les meilleures ».


Sentant sa mort approcher, j’avais inscrit sur une chemise cartonnée, contenant des choses le concernant, ceci : le perdant magnifique.

Pourquoi ? Parce que non seulement ces derniers temps, ses propos se faisaient de plus en plus désespérés, mais parce qu’il avait choisi les humbles depuis bien longtemps. Dans son roman qu’il consacra à Boris Schreiber (Prix Renaudot 1996) après sa disparition, Borinka s’est évadé, Pierre Drachline écrivit en toutes lettres : «  le camp des perdants était le nôtre ».

A propos d’un article défavorable basé sur un roman de Boris Schreiber, voici ce qu’il envoya à son auteur :

« Je vous ai toujours considéré comme une pollution, un parasite de l’édition. Vos articles méritent à peine d’être lus d’un « derrière distrait ».
Aujourd’hui, dans Le Figaro, vous déposez votre prose baveuse sur le dernier livre deBoris Schreiber. Ce dernier s’en amusera et vous ajoutera sans doute à sa collection de « médiocres.
Je vous souhaite une fin de vie à l’image de vos écrits ».

Toute son œuvre est à lire. « Désormais, le moindre geste d’humanité passe pour une agression. On meurt dès que l’on devient raisonnable. Il n’est pire morale que la bonne conscience. Vous êtes une merde qui se prend pour un étron. Nos pires infirmités sont celles que personne ne voit. Les sentiments ne peuvent être qu’extrêmes. J’étais fatigué comme une pierre tombale »... Tout est à lire chez lui, car Pierre Drachline est d’abord avant tout écrivain. Et un écrivain au sens premier du terme, un auteur qui a une connaissance profonde des lettres. « Tu te décomposeras plus vite que tes livres » prévenait-il...

Pierre Drachline est mort avec sa longue chevelure blonde, oui blonde comme le soleil chaud de la vie qu’il portait en lui en même temps que son désespoir. Enchanteur désenchanté a-t-on justement dit de lui. C’est peut-être prendre les choses pour un côté bien personnel, mais outre l’amitié qui n’est après tout qu’une forme de l’amour, nous avions notre anniversaire en commun.

La fulgurance de la douleur que provoque la disparition des êtres chers qui vous prend n’importe où, n’importe quand n’attendra bien sûr pas cette date anniversaire. Il y a des voix qui ne nous quittent jamais. Celle de ce très grand Monsieur par exemple qui fut tout sauf un perdant. Chapeau bas l’artiste. Et merci.

Valère Staraselski

Montreuil, le 15 décembre 2015