Valère Staraselski

Vincent Ferrier ( 1937-2020)
Chemins de traverse - mars 2021

Vincent Ferrier
(1937-2020)

A Monette

Il est vrai que vivant par force dans l’instant, j’ai plutôt mauvaise mémoire. Aussi, je ne sais pas, je ne sais plus vraiment. Enfin, je ne me souviens plus du moment où j’ai rencontré Vincent Ferrier. Ce dont je suis sûr c’est que cette rencontre n’a été possible, ne s’est réalisée, que par l’intermédiaire d’une revue, la revue Chemins de traverse. Et par la médiation du fondateur et directeur de cette revue, le poète et essayiste Bernard Giusti.
Lorsque je dis rencontre, je dois préciser que nous ne nous sommes vus en tête à tête qu’une fois, une seule, avec Vincent. Quelques heures, à Toulouse, au long d’une après-midi d’un mois de juin éclatant, à la faveur d’une fête du Parti communiste dont il avait été membre. Nous eûmes là-dessus bien des conversations. Et pour tout dire, Vincent n’avait nullement renoncé au communisme et ce fut certainement ce qui l’amena à s’intéresser à mes livres puis à mon parcours.
A Toulouse, cette après-midi de juin en majesté, je me suis entretenu avec un monsieur de grande taille, doux dans ses manières, se tenant très droit, il devait avoir attrapé les 80 ans ou n’en était pas très loin. Une phrase de Barrès me revint alors en mémoire : « l’autorité se conquiert lentement ». L’autorité, qualité humaine suprême, se tenait ce jour-là devant moi. Il faisait chaud et Vincent était fatigable. Nous nous sommes assis l’un à côté de l’autre, derrière une table de livres. Tout au long de la conversation, il s’est montré, comment dire, chaleureux et réservé à la fois. J’étais évidemment impressionné et ému. Sans doute, ai-je pensé alors, qu’il l’était également. Emu. Ce fut notre unique entrevue. De ça, de cette présence mêlant pudeur et bienveillance, je me souviens parfaitement.
La toute première fois que je suis tombé sur son nom, c’était au bas d’un article qu’il avait consacré à l’un de mes romans. Dans Chemins de traverse donc. Nous étions dans l’année 2006. Le roman en question, Une histoire française, fut, semble-t-il, sa porte d’entrée dans le maquis de mes publications. Il rédigea par la suite une autre critique rendant compte de sa lecture de Dans la folie d’une colère très juste, mon premier roman publié chez Messidor en 1990, qui avait été sélectionné pour le prix Félix Fénéon réservé aux auteurs de moins de trente-cinq ans. Le jury était partagé : nous n’étions plus que deux en lice, Patrick Cahuzac et moi. Un responsable avait appelé et mon éditeur y croyait ! Patrick Cahuzac, pour un roman publié chez Gallimard, a remporté le prix.
J’avais 33 ans et m’en fichais bien, d’autant que né déclassé, je méprisais les héritiers et leur monde. Et puis surtout, clairement comme on dit aujourd’hui, pour le moins, le sujet de mon roman interdisait l’obtention du moindre prix. Qu’il ait été sélectionné relevait, selon moi, au mieux de l’accidentel au pire du quiproquo, de l’incongru quoi. L’année suivante, le lauréat sera pensionnaire de la villa Médicis à Rome puis entrera aux éditions Gallimard comme lecteur. Chacun à sa place donc. Sa notice Wikipédia indique qu’il tient aujourd’hui une librairie quelque part en province. J’irai le saluer un de ces jours…
Pour revenir à la première critique que Vincent m’accorda, je veux dire celle d’Une histoire française, durant la lecture j’ai bien sûr ressenti de la gêne comme souvent. Et puis au fur et à mesure que j’avançais dans son commentaire, cette sensation n’a cessé d’empirer jusqu’à ce que je sois envahi par un sentiment de honte, revivant avec intensité le syndrome de Cendrillon, vous savez, ce « pourquoi donc s’intéresser à ce que j’écris, puisque ça n’est et que je ne suis, après tout, pas grand-chose ». En d’autres termes, cette conviction éperdue d’être un imposteur.
Pourtant, cela m’est venu tout à coup, si on écrit, c’est bien entendu pour être lu. Renversement total, physiologique et psychologique. Il ne sert à rien de se cacher derrière son petit doigt, ai-je songé, de faire la chochotte, selon l’expression favorite d’un ami d’alors, auteur de romans policiers à succès. Ça m’est remonté du fond, en toutes circonstances, ne s’agit-il pas impérativement d’assumer ces actes ? Et on sait que l’écriture en est un. En dépit de la peur panique d’affronter et, à la fin des fins, balayant les effets de la trouille, j’ai choisi et m’y suis tenu. Pas question de se dérober, de donner raison aux détracteurs, le plus souvent « branchés », qui ne rêvaient que de me clouer le bec !
Il me fallait, ne pas éluder cette idée (alors délaissée, abandonnée voire moquée ou ringardisée pire, ignorée par mon propre camp, peut-être comprendraient-t-ils plus tard avec l’effet boomerang !) qui m’avait habité tout au long de la composition de ce roman, à savoir que notre nation, que la France était bien vivante et que son existence venait de loin… Bref, le cœur battant, j’ai relu le texte critique de Vincent. Peu à peu le tumulte émotionnel dont j’étais la proie a fait place au calme des eaux. A la fin de ma relecture, j’ai dû, je crois, lever les yeux au ciel, lâché mes épaules et prendre une longue inspiration : je n’étais plus seul.
Vincent, c’est d’abord, c’est essentiellement une voix. Une voix chaude, légèrement chantante, une voix du Sud, cette voix qui a résonné dans les écouteurs de mon téléphone portable durant un des pires moments de ma vie. Il a fait partie, en cette période hallucinée, des quelques êtres qui ont contribué à me tenir debout. Comment ? En prenant de mes nouvelles régulièrement. En m’écoutant aussi. Il est vrai qu’avec lui, m’autorisant à dire le vrai, la communication était instantanée. Son autorité venait tout droit de son exigence aussi bien intellectuelle que morale. Ses appels m’obligeaient à formuler ce qui m’était alors indicible. Chaque conversation, qui ne payait pourtant pas de mine, se révélait être un baume, entraînait un apaisement durable. Si un mot devait résumer Vincent, l’être Vincent, ce serait, que dis-je, c’est, oui, la générosité. Qualité qu’il partageait avec Monette, sa femme, qui se tenait derrière, pardon, à côté de lui…
Au-delà du lecteur attentif de mes romans, de mes nouvelles et de mes essais - il ne faisait pas les chose à moitié - j’ai voulu en savoir un peu plus voire connaître l’homme. J’ai d’abord croisé son homonyme, le prêtre de l’ordre dominicain, ce Vincent Ferrier du quatorzième siècle… Par la suite, à force d’interroger des Toulousains, j’ai appris qu’il avait été professeur de biochimie, je crois, à l’Université, qu’il avait un frère, Pierre-Elie dit Pef, célèbre auteur de bandes dessinées. Cependant, lors de nos conversations téléphoniques, lorsque j’entreprenais de l’orienter là-dessus, sur sa personne, son histoire, il esquivait très vite…
A ce jour, je puis l’assurer, Vincent s’est révélé le critique le plus assuré et le plus complet de mes écrits. Il a tout profondément lu. Du reste, il a voulu que nous fassions un livre d’entretien aux éditions de L’Ours blanc. Ce qui fut fait. Et quant à moi, lisant les commentaires de ce lecteur, j’ai non seulement beaucoup été éclairé sur mes écrits mais sur moi-même. Car on écrit comme on peut. Pour ma part, toujours en état d’urgence, dans le but presque exclusif de sonder une émotion, de connaître et comprendre des choses vécues, les autres, de me débarrasser en le partageant de ce dont j’ai la conviction et que personne, la doxa, ma famille politique notamment, ne voit ou ne veut voir. Et puis sans compter les conditions d’exercice de l’écriture, celles d’un salarié à temps trop plein qui se doit de voler en permanence du temps. Le combat solaire mais solitaire d’une vie. J’ai récemment été instruit du fait que Franz Kafka, inversant l’ordre habituel qui est celui de la société, lorsqu’il trouvait des tranches suffisantes de temps pour avancer dans la rédaction de ses textes, notait au crayon le mot travail sur son carnet. Comparaison n’est pas raison, toutefois, il se trouve que je procède de la même manière depuis le début sur mes agendas de poche…
Pour ne pas sombrer dans le découragement ou bien le ridicule à ses propres yeux, un auteur a besoin de retours. Pas nécessairement ceux des critiques patentés dont on sait qu’ils s’inscrivent d’abord dans les métiers du commerce de l’écrit. Ce qui ne signifie pas que leurs papiers soient forcément biaisés. Depuis ma place, un ou deux retours honnêtes m’ont toujours suffi.
C’est pourquoi, au-delà de la relation d’amitié vive nouée de lecteur à auteur, d’homme communiste à homme communiste, de puiné à aîné, l’accompagnement que m’a consenti Vincent Ferrier durant ces dernières années me sera un éternel viatique. Il est mort le jour de Noël. Pas étonnant s’agissant d’un être doué d’une liberté et d’une générosité totales, d’un humaniste possédant, au plus haut point, le sens de la fraternité.

Valère Staraselski
Meaux, le 20 février 2021