Valère Staraselski

Voici Aubervilliers
L’Humanité-Dimanche 29 août 2019

Emprunter la ligne 12 du métro parisien revient à un voyage dans l’histoire de France. Partant d’Issy, les stations se succèdent : Corentin Celton (résistant communiste fusillé en 1943), Convention (1789 à 1799), Volontaires (hommage aux soldats de l’an II), Solférino (Bataille en 1859, Napoléon III), Assemblée nationale (17 juin 1789), Concorde (place sur laquelle seront guillotinés Louis XVI et Marie-Antoinette, le Directoire lui donnera ce nom en 1795)… Terminus de la ligne, au vingt-neuvième arrêt, à Aubervilliers- Front populaire (1936). Période charnière du siècle dernier. « La France a fait le deuil d’une politique qui, jusque dans les années 1990, a sauvé les banlieues de l’isolement culturel et de l’enfermement communautaire. Un des exemples les plus frappants fut la ville d’Aubervilliers », écrivait récemment l’académicienne Danielle Sallenave. Une question : combien de mondes différents dessert la ligne 12 ? Qu’a à voir l’habitant de Montparnasse, de La Madeleine ou encore des Abbesses, située à six stations du terminus de la ligne, avec les résidents d’Aubervilliers ? D’abord qui sont-ils au juste ? « 116 nationalités, 43% d’étrangers à quoi s’ajoute13% nés étrangers et devenus Français. Après les maghrébins, les Africains d’autres pays, les Chinois, les derniers arrivés sont les Bangladais (Bangladesh) qui parlent bengali », explique Anthony Daguet dans un sourire. Albertivillarien de la troisième génération, premier maire-adjoint de la ville, ce trentenaire rappelle qu’une des caractéristiques de cette commune, limitrophe des 18 et 19éme arrondissements de Paris, tient à la fois dans ce qu’elle est devenue, comme le titrait Le Parisien, « La locomotive de la Seine-Saint-Denis », en clair, une incontournable ville d’avenir au sein du Grand Paris et qu’une partie importante de « ses administrés est pauvre, très pauvre et s’appauvrit encore davantage. » Il ajoute : « l’élastique se tend entre les nouvelles populations parisiennes nouvellement installées et les couches populaires. » C’est pourquoi, l’enjeu central consiste pour Meriem Derkaoui, maire d’Aubervilliers depuis 2016, à ce que « la formidable dynamique de cette ville en plein essor profite à tous. » Donnant un exemple, de, sans jeu de mots, la guerre des classes, elle rapporte que « l’école la moins dotée de Paris est beaucoup mieux dotée que l’école la mieux dotée de Seine-Saint-Denis. » Et l’édile de lâcher : « La question des moyens est primordiale ! » Parce qu’Aubervilliers continue d’attirer nouveaux habitants –près de 12% en un an -, nouvelles entreprises - en tête des 9 villes de Plaine- commune – et nouveaux organismes. Et pas des moindres ! A l’image du campus, de dimension internationale, Condorcet, dédié à la recherche en Sciences humaines qui sera bientôt inauguré. Olivier Berger, architecte-paysagiste, impliqué dans le projet de la Zone d’aménagement concertée Port-Chemin vert, friche industrielle, pour l’heure occupée par des logements sociaux provisoires gérés par l’Hôtel social 93, avec le soutien de la mairie, de la Préfecture, de la Région, considère, lui, que « ça n’avance pas. Dans cette ville qui a du potentiel - il estime que - la densification des constructions dénote un manque de cohérence urbanistique. Pas assez d’espaces verts, on enrobe les cours d’école alors que d’autres moyens de non recouvrement existent ! » Pour Olivier, les « 60% - en réalité 40% - de logements sociaux » font partie du problème. A la Maladrerie, quartier construit en 1978 par l’architecte Jean Renaudie, « une gageure à l’époque, éco-quartier avant l’heure », témoigne Nicole Picard, le vécu est fort différent. Particulièrement à l’égard des plus démunis. Pas de rejet. Nicole souffle tout d’abord dans un rire, qu’on pourrait prendre pour de la provocation, son attachement à son quartier, « avec ses logements ouverts sur des terrasses, où l’on est réveillé le matin par les oiseaux. » Et à Aubervilliers plus largement : « ville cosmopolite, dynamique, où les gens sont très ouverts. Les associations y sont une force qui ne recule pas devant la difficulté, pour les familles monoparentales notamment. » On en compte une de ses familles sur cinq. Elle-même, présidente de la régie de quartier, raconte « les contrats d’insertion de deux ans, comportant l’apprentissage du français, celui des postures dans un emploi, la recherche des métiers qu’ils veulent faire. » Certes, « on n’arrive pas à permettre à tout le monde… mais il y a une réfugiée népalaise qui voulait être esthéticienne et en trois ans on a réussi ! »… L’action pour le mieux- être passe aussi par l’habitat, la maires’insurge et agit contre « le fléau de l’habitat indigne : on y arrive mais c’est un gros boulot ! » La commune a ainsi obtenu deux nouveaux programmes nationaux de renouvellement urbains qui ont déjà permis des transformations des quartiers Villette-Quatre chemins et du Landy. 1983 : « Quand tu déambules cité d’Aubervilliers/Ca grouille jusqu’au cœur des cités commerciales » chantait Pierre Perret. Rien de changé depuis. Se déplaçant cette fois parmi les travaux de prolongement du métro, à l’égal d’autres villes de Seine-Saint-Denis, on est touché par le débordement de vitalité et de jeunesse. Partout des jeunes. Après Pierre Perret, on marmonne les paroles du fils d’émigré très longtemps moqué et qui deviendra le chanteur français par excellence, Charles Aznavour : « mes rêves d’enfant où rien est important que de vivre. » Près de la mairie, rue Achille Domart, tenue par Omar, l’enseigne « Aux délices de la ville » propose aux gourmands de délicieuses pâtisseries, telle la tarte normande. Arrivé à 17 ans du Maroc, Omar Ouboujemaa, qui en a aujourd’hui 39, rachètera avec son frère cette boulangerie périclitante, en 2007. Passé par l’Ecole des métiers de la table et ayant fait ses armes chez des traiteurs de renom et dans de grands restaurants, il dit d’Aubervilliers qu’elle est vivante. Donc remuante, animée, turbulente, impolie voire incivile parfois, souvent, ce qui oblige la mairie à batailler pour que s’impose un comportement respectueux de l’autre dans cette ville qui compte, rappelons-le, 90.000 habitants pour 5 km2. Trois arrêtés sont ainsi entrés en vigueur en avril, applicables à plusieurs quartiers contre la vente d’alcool après 22 heures, sa consommation sur la voie publique et les barbecues de rue. Bon, poursuit Omar : « Il s’y passe beaucoup de bonnes choses alors qu’on a tendance à n’y voir que les mauvaises. Il y a deux ans, il y a eu des problèmes avec les grossistes Chinois, ça s’est arrangé. Il y a plus de policiers. » En effet, vingt cinq nouveaux affectés. Mais, il insiste : « Ici, il y a tout ce qu’il faut pour vivre, pour tout le monde ! Une vraie solidarité. » Il raconte que bien de ses clients qui critiquaient la ville sont partis pour revenir après quelques temps : « Ils ont vu qu’ailleurs, il n’y avait pas tout ce qu’il y a ici ! ». Longtemps administrée par Jack Ralite, pour qui, rappelle Meriem Derkaoui qui fut sa maire-adjointe, « l’enjeu de la culture et de l’éducation était le plus important »,la ville d’Aubervilliers offre moult infrastructures culturelles et artistiques réputées … Même si Aubervilliers, loin de là, ne peut s’y réduire, car tant de communes en France sont de plus en plus touchées par ce phénomène, la pauvreté encore. Maguy Ly connaît bien. Elle vit dans le quartier La Villette- Quatre Chemins, « avec tout ce qu’il peut y avoir de représentations de la pauvreté mais bien-sûr de réalités, comme la vente de drogue, les incivilités qui, du fait d’une présence policière accrue, ont reculé. » En dépit de ce quotidien, cette formatrice en ligne pour taxis « adore son quartier ! ». Du reste, elle, « fille du béton », préside « un jardin partagé, descendant du jardin ouvrier, une brisure dans le tissu ultra-minéral. » Deux jardins de dix parcelles chacun où se côtoient cinquante adhérents, des lieux où l’on communique à partir autour de ce qui y pousse ». Langage universel. En parallèle, depuis 8 ans, elle « milite » dans « Place aux femmes », collectif qui a décidé de prendre sa place dans les cafés à la clientèle jugée par trop masculine. « Plutôt que de faire de longs discours, c’est d’agir, de montrer ce dont on a besoin », résume-t-elle très simplement. Au 22 rue Léopold Rechossière, un bâtiment de briques : la commissaire de police, Anouck Fourmigué, déclare tout de go qu’ « en matière de délinquance, il y a pire qu’Aubervilliers. Non, pas de zones de non-droits, pas de territoires perdus de la République ! » - assure t- elle. En revanche, « une lutte contre tout type de délinquance pour protéger les habitants qui n’ont pas forcément accès à leurs droits. » Elle évoque la maltraitance des enfants, sans oublier les situations dramatiques des mineurs isolés. « On est dans un monde où on a besoin de police. Un gosse qui est frappé par son père ou sa mère. Eh bien, la garde à vue permet d’arrêter le massacre ! » Voix douce et propos ferme : « Nous sommes un service public et devons faire en sorte que ce ne soit pas la loi du plus fort, du dealer qui l’emporte. On doit rentrer chez soi sans être agressé. Les gens, pour qu’ils ne vivent pas sous la coupe des dealers, il faut les protéger, pour cela, il faut en passer par la répression. » Quant aux jeunes, « certains parviennent à sortir du deal mais l’argent se gagne facilement. On ne peut pas trouver plus capitaliste que les dealers ! » Leur imaginaire, leur modèle ? Elle lève son regard : « Al Pacino dans Scarface. » A Aubervilliers, il est manifeste que bien des femmes, pour reprendre les mots Meriem Derkaoui, ont « la passion de faire ». Il suffit, pour cela, d’observer l’extraordinaire activité émanant du tissu associatif, véritable maillage, comparable à l’Arche, on dira de Nahama (nom de sa femme) au lieu de Noé, car les femmes d’Aubervilliers, si engagées, excellent à dépêtrer, révéler et émanciper. Les exemples abondent et la place bien sûr manque ici pour les citer toutes qui interviennent dans leur registre. A l’image de Monique Bitoun qui préside l’opportune Maison des Langues et des Cultures. Avec réalisme, conviction et ténacité. C’est le prix pour se donner un avenir. … Retour à l’Histoire : gageons que « la classe sans risque », que décrit Richard V. Reeves dans un article du Monde diplomatique d’octobre 2017, qui préside aujourd’hui aux affaires de notre pays, ne pourra pas prétendre éternellement au titre de forces vives de la nation. L’histoire est longue et rien n’est jamais comme on l’imagine. Henri IV, par exemple, séjourna en cette ville en 1590, tenant un siège de Paris raté, avant tout de même que de finir par être roi.
Les travaux du prolongement de la ligne 12 du métro ont pris du retard, ça fait d’ailleurs l’objet d’une saisie de la justice par la municipalité d’Aubervilliers. Deux nouvelles stations sont attendues : Aimé Césaire et Mairie d’Aubervilliers- Jack Ralite. « Je refuse de désespérer - disait le premier - parce que désespérer, c’est refuser la vie », quand, souvent, le second rappelait plus souvent qu’à son tour que « notre ennemi, c’est la misère. » Et puis, demeurent aussi les chansons d’Aznavourian : « mes rêves d’enfant où rien est important que de vivre. » Toutes paroles d’actualité, non !

Valère Staraselski