Fête d’un journal mais aussi du Parti communiste qui en a longtemps été le propriétaire, la fête de l’Humanité est sans doute un exemple type de ce qu’on appelle « l’exception culturelle française ». Le Parti communiste peut se réduire à peau de chagrin,L’Humanité subir comme ses confrères les assauts d’une crise impitoyable, la fête, elle continue, de plus belle. C’en est presque agaçant. Chaque année, on voudrait croire que son succès se mesure à l’aune de ses reniements. Qu’elle est devenue, en accueillant des artistes qui n’ont plus rien d’engagé ou sont même marqués à droite, un festival comme un autre, un temple de marchands. Ce dont, chaque année également, quasiment depuis sa création en 1930, elle se défend.
Par Pierre Rode
Qui pourrait contester que la fête de l’Humanité est envahie par la pub, qu’elle se déploie comme un énième espace voué à la consommation, que les cachets des stars de la grande scène n’ont rien d’humaniste ? Même les militants de la première heure le reconnaissent, et parfois s’en plaignent : le divertissement, au fil des ans, a sans doute pris le pas sur le recrutement de nouveaux adhérents et les débats d’idées. N’empêche qu’ils sont là, reviennent chaque année, construisant des « villages »
– des sections et délégations françaises, étrangères, du livre
– donnant à ce rassemblement son atmosphère, sa tonalité singulière. C’est qu’en évoluant avec son temps, cet événement que seule la Seconde Guerre mondiale a réussi à interrompre, n’a jamais perdu le lien avec ses racines, d’abord et avant tout populaires.
UNE NAISSANCE MYTHIQUE
La fête de l’Humanité est créée le 7 septembre 1930 pour protéger un journal et un parti agressés de toutes parts, pour résister. Mais entant que fête, au-delà de l’aspect militant, elle est aussi conçue, fidèle au dogme, comme un lieu d’accès des classes populaires à l’éducation, aux échanges d’idées, à la culture. Et, dès l’origine, lorsqu’on se rend à la fête de l’Humanité, en famille souvent, si l’on pense bien à un journal, à un parti, c’est aussi convaincus que c’est l’humanité tout entière, des valeurs universelles de partage qu’on vient fêter. Ainsi le nom - la marque, diront certains - fonctionne à lui tout seul depuis toujours comme un aimant capable d’attirer les sympathisants au-delà des militants. Pour fêter l’Humanité, même sans en être - du Parti communiste, il va sans dire -, on peut y aller.
LA FORCE D’UNE MARQUE
C’est sur cette triple dynamique militante, culturelle et festive que la fête de l’Humanité va se maintenir dans l’Histoire, en devenant l’un de ses témoins. Du millier de militants rassemblés à Bezons en 1930, on passe ainsi à 300 000 visiteurs à la fête de 1936, à Garches. Sans refaire ici l’Histoire, rappelons que les débats idéologiques sont corsés à l’époque, et que la culture, notamment ouvrière, est bouillonnante. Entre débats sur la montée des fascismes et l’anticolonialisme, les projections de films, concerts, bals s’y multiplient. Le nombre des représentations régionales s’accroît. Dans ces années, la fête s’internationalise également. Jusqu’à la guerre qui l’interrompt et à la sortie de laquelle, compte tenu du rôle joué par le Parti communiste, la fête de « l’Humanité »s’impose. C’est sans doute la période la plus « militante » de la fête de l’Humanité, n’excluant en rien l’accès à la culture et à la convivialité.
DE CIBLES CAPTIVES...
En 1945, la fête est retransmise dans les actualités cinématographiques et radiodiffusée le soir même. Le PCF, alors au gouvernement, affiche un million d’adhérents, le journal a de l’avenir. À Vincennes cette fois-ci, les stands se comptent par centaines. Les militants de chaque représentation, tous bénévoles, s’y prennent au moins un mois à l’avance pour monter les installations. Et même si l’évolution de l’URSS et la guerre froide vont venir troubler les liens, une très grande partie des intellectuels « emblématiques » sont sinon inscrits au PC, du moins de gauche. Ainsi, en 1957, en dépit des événements de Pologne et de Hongrie, les premières « stars » font leur apparition : outre des expositions de Fernand Léger ou Marc Saint -Saëns, Sydney Bechet, Line Renaud, Francis Lemarque assurent le spectacle. Certes, la scène est ouverte aux grandes voix de gauche telles celles de Jean Ferrât ou Léo Ferré. Mais dans les années 60, des artistes qui ne sont pas franchement des emblèmes du communisme sont programmés : Claude François, les Chaussettes Noires, Mireille Mathieu,Johnny. Incontestablement, un tournant s’opère. La fête devient plus populaire, rajeunit, sans perdre le lien avec la culture, tout en restant très politique.
... À UN PUBLIC FIDÉLISÉ ET RENOUVELÉ
À l’aube et au cours des années 70. où elle s’installe définitivement à La Courneuve, la fête accueille aussi bienPicasso et l’Opéra de Paris que les Pink Floyd, The Who, Chuck Berry ou...Michel Polnareff. Mais elle reste invariablement l’hôte privilégiée des Joan Baez, Mikis Theodorakis, Paco Ibanez, Mouloudji, Gilles Servat, François Béranger, Maxime Le Forestier, Bernard Lavilliers... Durant ces années encore, son succès peut s’expliquer par le rôle important joué par le Parti communiste dans la vie politique française, jusqu’au pic de 1981. Son nom, sa régularité en ont fait, désormais, tant pour les militants que pour les visiteurs, un point de repère, un lieu de rendez-vous, un endroit où l’on se rend pour voir d’année en année comment le monde change. La marque peut susciter des critiques, tou
jours les mêmes, elle a fidélisé ses cibles et continue d’évoluer.
UN ÉLÉMENT DUPATRIMOINE
Les années 80 jusqu’à aujourd’hui sont marquées à la fois par le déclin du Parti communiste aux élections en France et des partis communistes en général, partout dans le monde. Mais la fête persiste. Car si déclinant soit-il, le PC compte toujours assez de militants enthousiastes pour venir monter leur stand et les animer. Mais aussi, à partir des années 2000, les débats s’ouvrent à l’ensemble des mouvances altermondialistes, anti capitalistes ou, comme on dit pudiquement depuis peu, à « la gauche de la gauche ».Enfin, le spectacle continue. Car là encore, par ces temps de crise, la fête a su rester tant économiquement que géographiquement accessible, populaire. Ainsi quels que soient les époques et l’équilibre entre les attraits militant, culturel et festif, l’alchimie de ces trois ingrédients a toujours fonctionné. Et la fête de l’Huma, quatre-vingt-quatre ans après sa naissance, fait désormais figure d’institution inscrite à notre patrimoine politique et culturel, quelque part entre le Tour de France et le festival d’Avignon.
Sources
– La Fête de l’Humanité un miroir du mouvement populaire, par Pedro Da Nobrega (hnp//www humanitéfr/la-fete-de-lhumamteun-miroir-du-mouvement-populaire)
– La Fête de l’Humanité,80 ans de solidarité Valère Staraselski,éditions du cherche midi, 2010
Tank - La revue de toutes les communications
Tous droits de reproduction réservés
Date : 21/06/2014
Pays : FRANCE
Page(s) : 120-121
Périodicité : Trimestriel