Valère Staraselski

Jean de La Fontaine, l’indémodable
L’Humanité-Dimanche, 8 juillet 2021

Deux cent quarante-huit fables choisies et mises en vers, des contes et nouvelles, mais aussi des traductions et adaptations d’auteurs anciens, on célèbre les 400 ans de la naissance de Jean de la Fontaine (Château- Thierry le 8 juillet 1621 - Paris le 13 avril 1695).

Actualité Jean de La Fontaine

« Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être », ce jugement attribué à Madame de la Sablière incite à nous poser cette question : pourquoi, depuis quatre siècles, les fables de la Fontaine connaissent-elles un succès de lecture ininterrompu ? En France comme partout dans le monde ? Par commodité, proposons deux suggestions aussi inséparables en vérité que la forme et le fond dans toute œuvre littéraire …
D’abord, le pari réussi du poète, auteur jusqu’alors de contes et nouvelles, de ramasser un genre mineur, la fable, ou considéré comme tel, pour le transformer en un monument du langage pour tous, en un message universel. N’employons-nous pas aujourd’hui encore des expressions devenues proverbes telles « On a souvent besoin d’un plus petit que soi ou Tel est pris qui croyait prendre » ect ? Une langue donc. Une langue venue de loin. Non pas le pauvre, désolant et destructeur salmigondis commercial ni non plus la volontariste et décevante littérature-monde mais, ainsi que l’a bien compris Michel Serres, une langue, la langue française : « Chaque Français se reconnaît dans les Fables de La Fontaine : dans le son, les sens et la syntaxe, puisqu’il suffit de dire haut, La Cigale et la fourmi pour entrer dans la musique, l’optimal arrangement de la langue et des choses qu’elle montre ; dans le style économique et transparent ; dans l’esprit léger, archaïsant, comique … »
Et puis, la deuxième raison qui préside au succès des fables du champenois tient, semble-t-il, dans la charge politique de celles-ci. Ce qui lui vaudra de ne jamais être pensionné et copieusement ignoré par Louis XIV. Si la poésie et la littérature n’ont pas besoin d’être politique pour être politique, s’agissant du fabuliste, Jean Giraudoux a son idée. Entendons-la : « Voici le problème. Toute la littérature du XVIIe siècle a donné une description magnifique, qui correspond peut-être à la gloire et à l’orgueil de la royauté française, mais pas le moins du monde à l’état de la France. » Rien, en effet, remarque-t-il « sur la misère, la pauvreté, l’angoisse et l’épuisement de la nation… » Et si « la première grande opération de propagande d’Etat a réussi grâce à Molière, Racine, Boileau et consorts. Le secret n’a été trahi que par trois fois par les prosateurs du règne. » Et de nommer trois « traîtres » : Vauban et sa Dîme royale, La Bruyère et ses Caractères et puis Fénelon avec son adresse à Louis XIV. C’est que tous les trois dénoncent en termes impitoyables la misère du pays. « Au lieu de tirer de l’argent de ce pauvre peuple, il faudrait lui faire l’aumône et le nourrir. La France entière n’est plus qu’un grand hôtel désolé et sans provision. » constate, pour ne citer que lui, Fénelon. Et Giraudoux de constater : « Mais c’est tout. Vous avez là toutes les lignes que la prose française a consacrées pendant les soixante-douze ans du règne de Louis XIV à dire la vérité sur le régime. » Puis, il assène cette indication majeure : « Et dans la poésie, il n’y a eu qu’un seul traître… c’est La Fontaine. Lui seul n’a pas fait abstraction de la misère, de l’intrigue des petits, de la bassesse des courtisans, de l’amour de la flatterie chez le roi lui-même. Toute sa verve en est pétrie. Il suffit de feuilleter au hasard. »
En effet, oui, mille fois oui, Jean de la Fontaine est du côté des humbles, des victimes (qu’il ne magnifie jamais, c’est sa force) contre les puissants : « Hélas, on voit que de tout temps/ Les petits ont pâti des sottises des grands ». Et qui n’a pas, une fois dans sa vie, entendu et ressenti la justesse de la fameuse chute Des animaux malades de la peste ? « Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blancs ou noirs ».
Si les fables de La Fontaine passent, en quelque sorte, la société de son temps au scanner si, sous forme de satire sociale, elles se livrent à un démontage du fonctionnement de cette société inégalitaire, elles entrent, semble-t-il, en politique et en morale de manière plus ample et plus profonde qu’une lecture superficielle pourrait le laisser penser. C’est ce que confirme, à sa manière, Claude Roy : « Comment un recueil destiné à l’origine au fils de Louis XIV a-t-il pu devenir à un moment de l’histoire le livre de morale de la classe ouvrière ? Dès la IIIe République et jusqu’aux années soixante, La Fontaine a été considéré comme l’écrivain le plus populaire - dans tous les sens du terme - de la grande littérature. Il était le poète plus étudié à l’école. Plus on montait dans la hiérarchie scolaire, moins il était estimé, à tel point qu’il est devenu le poète de la classe ouvrière. » Et si, à partir des années 60, comme le rapporte encore Roy, « un changement dans la manière de le lire » amène à une perception davantage « polysémique et ouverte » de son oeuvre, il semble qu’à l’injustice sous toutes ses formes, singulièrement de classe, se soient ajoutées les préoccupations écologiques, c’est-à-dire celles attachées aux moyens de se perpétuer sur Terre…
Profondément chrétien, La Fontaine sera influencé par Epicure, ce penseur matérialiste, fondateur, en 310 av JC, d’une école à Athènes ouverte aux plus humbles qui éclipsa les aristocratiques Académie de Platon et Lycée de Platon. Loin des clichés ramenant l’épicurisme à la seule recherche du plaisir, Paul Nizan soutient qu’elle est une « sagesse matérialiste qui demande au corps et à ses vertus le secret de ne pas mourir désespéré ». A l’opposé du consumérisme infantile et dévastateur, au contraire de la démesure propre au financier de la fable, La Fontaine entend, à l’image du savetier de la même fable, continuer à pouvoir chanter. Mieux, il nous y invite. Les fables, « c’est cet art de savoir, en paraissant vous occuper de bagatelles, vous placer dans un grand ordre de choses » assure Chamfort. Quel est donc ce plus grand ordre de choses vers quoi nous amènent le dévoilement et parfois la dénonciation à l’oeuvre dans les fables, sinon que le fait de « jouir des vrais biens avec tranquillité. » Humains, animaux, végétaux, sont hôtes de la même vie universelle. Toute l’œuvre de La Fontaine ne cesse de nous rappeler cette évidence pivot de toute politique émancipatrice.

Valère Staraselski

« Quel écrivain est le plus souvent relu, plus souvent cité ? Quel autre est mieux gravé dans la mémoire de tous les hommes instruits, et même ceux qui ne le sont pas ? Le poète des enfants et du peuple est en même temps le poète des philosophes. »
Jean-François de la Harpe

« La fable est comme une énigme qui serait toujours accompagnée de sa solution »
Hegel

Des animaux

Une aveugle désorientée cherche son chemin. Une voyante vient à son secours, la guidant de la voix. L’infirme la remercie par de bruyantes effusions. Scène ordinaire dans un parc naturel en Thaïlande où les deux protagonistes sont des éléphantes. Scène rapportée par l’éthologue Frans de Waal dans L’âge de l’empathie, leçons de nature pour une société solidaire. Mémorable, salutaire et surtout prémonitoire, la dispute, on dirait aujourd’hui la polémique, menée par Jean de la Fontaine contre René Descartes. En 1637, dans Le Discours de la méthode, Descartes oppose l’homme possédant une âme immortelle aux bêtes qui n’auraient qu’un corps aux activités automatiques. « C’est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes : ainsi qu’on voit qu’une horloge qui n’est composée que de roues et de ressorts… » affirme-t-il. Dans son Discours à madame de La Sablière, La Fontaine lui répond : « Ils disent donc/ Que la bête est une machine ;/ Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts :/ Nul sentiment, point d’âme... » Et d’ajouter : « Descartes va plus loin, et soutient nettement/ Qu’elle ne pense nullement. » Prenant à témoin madame de La Sablière, le fabuliste assure quant à lui : « Vous n’êtes point embarrassée / De le croire, ni moi. » et, par fables interposées, expose des faits qui mettent en pièces le concept d’animaux-machines du philosophe. La perdrix qui sauve ses petits des chasseurs en faisant croire qu’elle est blessée et qui s’envole devant les museaux des chiens de chasse. Le cerf évitant le sinistre et barbare hallali, les castors bâtisseurs ect… A présent, nous, habitants du 21è siècle, connaissons ces choses-là, nous qui laissons pourtant pratiquer une domination, pire, une insupportable marchandisation de la nature, qui s’étend au monde animal d’une manière particulièrement cruelle. Plongés dans le consumérisme le plus égoïste et le plus irrespectueux à l’égard du vivant que l’histoire ait connu, nous endossons une vision prédatrice, destructrice, du monde qui engloutit trop souvent la conception d’égalité avec tout autre forme d’existence. L’actualité de l’œuvre de celui qui annonçait vouloir se « servir d’animaux pour instruire les hommes » ne consiste-t-elle pas notamment à rappeler aux êtres humains que : « C’est de l’homme qu’il faut se plaindre seulement. » Jean de la Fontaine n’a jamais été un moralisateur, en revanche, un grand moraliste, oui, assurément.

Les animaux qui semblent omniprésents dans les Fables de La Fontaine ne représentent en réalité qu’un tiers des personnages.

Giraudoux-La Fontaine, 1936

Qui lit encore Jean Giraudoux (1882- 1944) ? Il est pourtant de ces grands auteurs français du siècle dernier tel Paul Morand par exemple, auteur du sublime Fouquet ou le Soleil offusqué. L’avantage avec ces écrivains tient au fait qu’ils pratiquaient la littérature selon la définition qu’en donnait Antoine Furetière, longtemps ami de La Fontaine : « connaissance profonde des lettres ». Voilà qu’en 1936, Giraudoux prononce cinq conférences sur l’œuvre du castelthéodoricien le plus célèbre au monde et en fait un ouvrage deux ans plus tard. Extraits : « La richesse est une sorte de mépris, sinon de l’opinion publique, du moins de la condition humaine. » Ou bien : « la littérature classique est celle d’une certaine classe qui est la classe royale… et la confiscation du langage français par cette caste d’écrivains en bourgeois est si complète que le peuple français n’a plus ses cris. » Ou encore : « Si le nom de La Fontaine conserve son sens primitif, c’est qu’il a passé toute sa vie à le graver et à l’écrire sur de l’eau… »

Les cinq tentations de La Fontaine, Jean Giraudoux, (1938), 144 p, Grasset.

Quand Michel Serres rencontre La Fontaine

Le 2 juin dernier paraissait la fontaine, ouvrage posthume du philosophe et historien des sciences, Michel Serres, (1930-2019), édité et présenté par Jean-Charles Darmon, lui-même auteur de Philosophies de la fable. Poésie et pensée dans l’œuvre de La Fontaine. Michel Serres nous lègue là un véritable monument d’intelligibilité du phénomène Jean de la Fontaine. « Je ne sais, écrit-il, s’il existe, dans d’autres langues ou littératures, un exemple analogue de ce type, autrement dit un seul homme et une seule œuvre qui résument une culture… » Serres, que l’œuvre du poète-fablier accompagnera toute sa vie, propose une archéologie étonnante, puissante, convaincante des fables, trésors infinis de savoir et de connaissance jaillissant d’un très ancien fonds. Il repère et retrace les couches successives des textes inscrites dans les corps et les mémoires. Pour lui, la vertu des fables vient que « le savoir originaire transparaît par capillarité dans la parole si civilisée, classique, à la fois ondoyante et rigoureuse de La Fontaine ».

La fontaine, Michel Serres, (2021), 420 p, Le Pommier.

La cigale et la fourmi, quelle morale ?

Patrick Dandrey, président de la Société des amis de Jean de la Fontaine, nous invite à lire autrement que nous le faisons habituellement la fable La cigale et la fourmi. (1) Et il a, semble-t-il, bien raison. Voyons plutôt. « La fourmi n’est pas prêteuse/ C’est là son moindre défaut. » Nous comprenons « prêteuse » au sens de « généreuse », alors que prêteur désigne un métier, une qualité sociale et non pas un adjectif qui qualifierait une conduite morale. Et un métier alors mal vu par l’Eglise et la loi. A ce propos, Furetière note : « On fait le procès aux prêteurs sur gages, comme à des usuriers. » Ainsi, les dictionnaires du temps corroborent l’acception prêteuse comme nom et non comme adjectif. En d’autres termes, la fourmi ne se livre pas au prêt d’argent. On peut du reste lire dans La mouche et la fourmi : « Laissez- moi travailler/ni mon grenier, ni mon armoire/ne se remplit à babiller. » Honneur au travail donc !

(1) La cigale et la fourmi, La moralité est-elle si évidente  ? Patrick Dandrey, la revue Mythologie, hors-série n° 6.