Valère Staraselski

Jean de La Fontaine
Le plus nature des auteurs français
La Terre - juin, juillet, août 2021

Du point de vue de la langue, le dix-septième siècle français fut grand, très grand. Singulièrement en ce que les meilleurs des auteurs disaient beaucoup voire tout avec peu. Parmi ceux-là, Jean de la Fontaine ne fut pas, loin s’en faut, l’un des moindres. En dépit de persistantes légendes, sachons que l’auteur d’Adonis - « la grâce est plus belle que la beauté » - vécut longtemps pauvre et fut tenu à l’écart de la cour, des récompenses officielles par Colbert et Louis XIV qui lui garderont, jusqu’à la fin, rigueur de sa fidélité au surintendant Fouquet. Ainsi que nous l’apprend Louis Racine, le fils de Jean, dans ses réflexions sur la poésie, Madame de la Sablière le recueillit, le nourrit, le logea lorsqu’il eut tout perdu, ses charges de gentilhomme-servant chez la veuve de Gaston, frère de Louis XIII comme celle de Maître des eaux et forêts à Château-Thierry. Il avait 50 ans. « Tout le monde sait qu’elle eût été sa misère, s’il n’eût trouvé un asile dans la maison d’une dame qui avait pour lui plus d’amitié que d’admiration. » Nous reviendrons à Madame de la Sablière.
Ecoutons encore un peu le fils Racine : « Quelle était sa gloire alors ? Il passait seulement pour un faiseur de fables » ajoutant : « Jamais auteur ne fut moins propre à inspirer du respect par sa présence. Il était l’objet de railleries de ses meilleurs amis, qui à cause de sa simplicité, l’appelaient le bon-homme. » Et de rapporter que lors d’un souper chez Molière : « Les illustres convives attaquèrent si vivement leur ami La Fontaine, qui se défendait mal, que Molière ayant pitié de lui dit tout bas à son voisin : « Ne nous moquons pas du bonhomme, il vivra peut-être plus que nous. »
Ce soir-là, Molière vit juste, la postérité de La Fontaine est telle qu’on le lit et le récite encore aujourd’hui par-delà les frontières. C’est que ses fables dont l’ambition principale tenait en ces mots : « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes » nous parlent toujours. Il y a bien sûr le très français : « Selon que vous serez puissant ou misérable/ Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » des Animaux malades de la peste. Cependant, le succès persistant des fables n’est pas non plus étranger au choix définitif de la beauté de la nature, du vivant, flore et faune confondues, qui formera le paysage mental de ce poète qui ne cessa de les célébrer.
S’agissant des animaux, il y aura la dispute avec René Descartes. Que dit Le Discours de la méthode du philosophe ? Que les animaux se résument à des assemblages de pièces et de rouages, que « c’est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes : ainsi qu’on voit qu’une horloge qui n’est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec notre prudence. » En quatre exemples, La Fontaine prendra parti contre cette théorie des « animaux-machines », dans le fameux Discours à madame de la Sablière prolongé par la fable qui lui succède « Les deux rats le renard et l’œuf ».
Le vieux cerf pourchassé brouille les pistes en changeant sans cesse de direction et oblige un plus jeune à prendre sa place. « Cependant, quand aux bois Le bruit des cors, celui des voix, N’a donné nul relâche à la fuyante proie, Qu’en vain elle a mis ses efforts A confondre et brouiller la voie, L’animal chargé d’ans, vieux Cerf, et de dix cors, En suppose un plus jeune, et l’oblige par force A présenter aux chiens une nouvelle amorce. Que de raisonnements pour conserver ses jours ! Le retour sur ses pas, les malices, les tours, Et le change, et cent stratagèmes Dignes des plus grands chefs, dignes d’un meilleur sort ! »
Face au chasseur et à son chien, « Quand la Perdrix Voit ses petits En danger, et n’ayant qu’une plume nouvelle, Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas, Elle fait la blessée, et va traînant de l’aile, Attirant le Chasseur, et le Chien sur ses pas, Détourne le danger, sauve ainsi sa famille ; Et puis, quand le Chasseur croit que son Chien la pille, Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit De l’Homme, qui confus des yeux en vain la suit. »

Non loin du Nord, rapporte encore notre auteur, les castors « savent en hiver élever leurs maisons, Passent les étangs sur des ponts, Fruit de leur art, savant ouvrage ; Et nos pareils ont beau le voir, Jusqu’à présent tout leur savoir Est de passer l’onde à la nage. Que ces Castors ne soient qu’un corps vide d’esprit, Jamais on ne pourra m’obliger à le croire. »
Enfin, dans la fable Les deux rats, le renard et l’œuf, l’on voit les deux premiers trouver le moyen de transporter un œuf. « L’un se mit sur le dos, prit l’œuf entre ses bras, Puis, malgré quelques heurts, et quelques mauvais pas, L’autre le traîna par la queue. » Et La Fontaine de s’écrier : « Qu’on aille me soutenir après un tel récit, que les bêtes n’ont point d’esprit. »
Face à la domination et à la marchandisation de la nature et notamment du monde animal, que le prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer disait victime d’un « éternel Treblinka », on a parfois envie de crier : « Jean de la Fontaine revient, ils sont devenus fous ! »

Valère Staraselski

Auteur de Le Maître du jardin, dans les pas de Jean de La Fontaine.
cherche midi éditeur. 182 p. 15, 20 euros

Extrait

« Ils disent donc
Que la bête est une machine ;
Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts
Nul sentiment, point d’âme, en elle tout est corps.
Telle est la montre qui chemine, (…)
− Selon eux, par nécessité, Sans passion, sans volonté.
L’animal se sent agité
De mouvements que le vulgaire appelle Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces états.
Mais ce n’est point cela ; ne vous y trompez pas.
− Qu’est−ce donc ?
− Une montre.
− Et nous ?
− C’est autre chose.
Voici de la façon que Descartes l’expose ; (…)
Descartes va plus loin, et soutient nettement
Qu’elle ne pense nullement. Vous n’êtes point embarrassée
De le croire, ni moi. »

Discours à madame de La Sablière

A lire :
Œuvres de Jean de la Fontaine
Gallimard
Bibliothèque de la Pléiade

Bio :
Jean de la Fontaine (1621-1695) est un poète moraliste et non moralisateur. Davantage connu pour ses fables, moins pour ses contes, poésies, romans en prose et nouvelles qui valent qu’on les découvre. Le succès vint assez tard. En 1688, à 46 ans, avec les six premiers livres des fables qu’il augmentera d’un deuxième puis troisième livre en 1678 et 1693. Peu de temps avant sa mort, l’intervention de Fénelon, alors précepteur de celui qui devait devenir roi de France, évite son exil en Angleterre. Il mourut dans un hôtel particulier occupé aujourd’hui par la grande poste, rue du Louvre, à Paris.