Valère Staraselski

Le Parlement des cigognes
Thierry Wangermée
Cause commune - janvier-février 2018

Douze Français fêtent aux premières pages du Parlement des cigognes la fin d’un séminaire dans un mleczny, ainsi que les Polonais nomment les gargotes populaires. Garçons et filles de moins de 25 ans, ils ont l’âge du groupe, comme disait Paul Nizan, celui où l’on se cherche au miroir des autres en mesurant aussi bien son degré de séduction que sa sensibilité, un âge où les joyeux éclats de rire dissimulent difficilement les aspects fébriles qui se nouent ou se dénouent sous la surface du discours.

Valère Staraselski choisit de mener ces jeunes gens bien d’aujourd’hui au pas de course, et ceci n’est pas une métaphore destinée à décrire son style rapide et nerveux : découvrant que la neige s’est invitée durant leur dîner, les jeunes gens ont relevé le défi d’un jogging à travers la ville au petit matin, puisqu’ils ont désormais quartier libre. Seul David, le plus éclairé d’entre eux, dispose de repères dans la ville et soupçonne qu’y courir , c’est courir au plus noir de l’histoire polonaise, mais tous l’éprouvent : Lorsqu’ils obliquèrent à l’intérieur de Kazimierz, l’ancien quartier juif, quelque chose avait changé. Sans doute la soudaine intensité du silence. Car il n’y avait plus de vent. Un silence d’aquarium. Peut être en raison de l’heure matinale ? Ils ont vu la Liste de Schindler, et les quelques explications lâchées par David prennent sens au souvenir du film de Steven Spielberg : sur les lieux mêmes du tournage, ils comprennent peu à peu que ces derniers sont d’abord les lieux de la tragédie réelle. Même David, cependant, ne pouvait prévoir que l’effet produit par cette traversée serait décuplée par la rencontre inopinée de l’un des derniers témoins de l’extermination, et nulle part ailleurs qu’au musée , quelques heures plus tard : arraché à sa contemplation mélancolique d’un tableau représentant des cigognes dans la campagne polonaise, le vieil homme dont la canne s’orne d’un pommeau d’argent en forme de cigogne engage la conversation.

Désormais israélien, il revient pour la première fois depuis 1946 en Pologne, où il est né et a miraculeusement survécu à la Shoah. Le terrible récit qui s’ensuit est construit à partir de témoignages réels. Mais c’est aussi l’auditoire que raconte l’auteur, ce groupe de jeunes gens qui se révèle plus disparate qu’il ne semblait, à la lumière de l’Histoire. Son véritable sujet est de lire les effets de l’histoire, aujourd’hui, sur les visages de jeunes gens qui croyaient vaguement la connaître mais mesurent l’étendue impitoyable de leur ignorance. Et c’est là une grande réussite du Parlement des Cigognes, qui en fait bien une poignante leçon d’histoire, et qui se termine d’ailleurs et littéralement par une claque magistrale.

Thierry Wangermée
Cause*commune, n°92, janvier-février 2018