Valère Staraselski

"Loin, très loin de Jean-Luc Mélenchon" de Valère Staraselski.
Rémi Boyer- La Faute à Diderot- Juillet 2024

Les deux noms, Julian Assange et Jean-Luc Mélenchon incarnent
parfaitement ce que sont l’engagement libertaire pour le premier et la posture- imposture révolutionnaire pour le second, drame de notre temps exacerbé.

Donc,
oui, très loin, le plus loin possible de Jean-Luc Mélenchon qui devrait lire
L’étrange destin de Wangrin d’Amadou Hampâté Bâ dont est extraite cette
citation : « N’oublions pas que la prière de l’égoïste se formule ainsi : « Ô mon
Dieu ! fais vite éclater le grand malheur qui fera mon bonheur particulier ».
D’autres, beaucoup d’autres, parmi les animateurs (ils n’ont manifestement pas
la carrure de femmes ou hommes d’Etat) de la scène politique française,
Emmanuel Macron le premier, pourraient eux-aussi lire les écrits du disciple de
Tierno Bokar, « le sage de Bandiagara ».
Nous connaissons la pertinence des écrits de Valère Staraselski. Outre son
talent littéraire, il vise juste, que cela soit avec Aragon (1) , avec Jean de La
Fontaine (2) , avec Robespierre (3) ou avec ces anonymes, véritables héros du
quotidien, qu’il nous a fait découvrir, ainsi dans le bouleversant roman Un
homme inutile (4) ou encore avec Le parlement des cigognes (5) , autre roman
révélateur de la nature de l’être humain broyé dans l’expression brute comme
sophistiquée des conditionnements archaïques.
Ce livre qui va Du pape François à Domenico Losurdo, penseur du
communisme, soit un vaste, complexe et riche espace de pensée, rassemble un
choix de chroniques et témoignages rédigés au cours de la décennie 2013-2023,
soit dix années de décomposition accélérée du tissu social français et européen.
Ces chroniques constituent une quête des ajustements nécessaires pour répondre
à un idéal de société harmonieuse, équilibrée, créatrice, nous n’osons plus dire
« juste », tant la justice semble éloignée de l’expression de notre société.
Nombreux sont ceux, d’abord le peuple dans son ensemble, qui souhaitent de la justice et ne
rencontrent pas même la loi, seulement son application, très aléatoire. Il faudrait
d’urgence relire John Rawls (6) , toujours aussi actuel.
Valère Staraselski fait la démonstration de la primauté de l’expérience sur
la théorie, en ce sens que toute théorie qui ne se réalise pas dans l’action est
stérile, et que les meilleures théories naissent de l’expérience et non de
l’accumulation, même brillante, de concepts.
Ce livre est fait de « regards », nous ne sommes pas assez conscients que
ce que nous prenons pour des réalités est en fait « regards ». Chacun des regards
portés par Valère Staraselski est une invitation à penser. Il n’est pas possible de
penser sans se penser, c’est pourquoi, pour beaucoup, peu enclins à ce
mouvement interne, penser s’avère douloureux. Il recherche, attend, une
congruence affirmée, entre la pensée, la parole et l’acte, avec une exigence
bienveillante, celle de la lucidité.
Ainsi, il ne rejette pas le fait religieux, mais espère qu’il sera à la hauteur
des valeurs qu’il met en avant. De même, il convoque le fait historique (à ne pas
confondre avec la vérité) pour interroger les discours réducteurs ou les
manipulations grossières qui se multiplient sur les écrans et les ondes. Bref, il
souhaite une restauration du sens et de la matière politiques, et du « droit de
rêver » cher à Gaston Bachelard.
En lisant ou relisant ces chroniques, il apparaît que peu de sujets, évidents
ou dissimulés par l’agitation médiatique, auront échappé à Valère Staraselski et
que, très souvent, ils auront déjà été élaborés dans ses ouvrages précédents,
essais ou romans. La lucidité qui dérange, celle des philosophes cyniques, et
l’élaboration, voire l’utopie créatrice (c’est-à-dire non pas irréalisable, mais au
contraire en attente d’actualisation, un plan à suivre) qui oriente pour un futur
proche comme lointain, font bien souvent de Valère Staraselski un visionnaire,
alors même que « voir » semble devenu impossible aux animateurs, toujours
eux, de la scène politique européenne, atteints d’une cécité tenace ou porteurs
de prismes déformants.
« La perte du sens commun qui caractérise si parfaitement les castes
supérieures occidentales actuelles, improprement appelées élites, écrit-il,
qu’elles soient politiques, journalistiques ou économiques, en fait celles qui
détiennent et servent à peu près tous les pouvoirs, frôle le pathétique. (…)
Et comme toujours, des femmes, des hommes, militants associatifs,
croyants ou non, artistes, intellectuels, travaillent tout simplement à comprendre
le réel avec le souci du bien commun. »
« Bien commun », quelle drôle d’idée ! Rien ne semble plus éloigné des
préoccupations des politiciens français, qui remplacent la stratégie par des
tactiques de courte-vue, des « coups » qui ne sont même pas d’échecs. Et
pourtant, c’est bien là, cela devrait être, la raison même du politikê, une science
et un art, mis à mal par le moloch du capitalisme outrancier.
Ce « bien commun » s’exprime d’abord en termes de valeurs. Elles sont
universelles, non parce qu’elles sont partagées par tous mais parce qu’elles sont
au bénéfice de tous. Ces valeurs demandent une mise en œuvre, une édification
dynamique, prenant en compte le passé « pour connaître la fin de l’histoire »,
sans rien rejeter mais au contraire en intégrant tout événement dans une volonté
de connaissance et de reconnaissance.
Valère Staraselski aborde toutes les questions vitales, par exemple dans le
Manifeste d’Innsbruck, voulu par Ursula Moser, responsable du Département
des langues romanes de l’Université d’Innsbruck et constitué d’un extrait du
roman Sur les toits d’Innsbruck (7) . « Je ne veux plus ! ». Affirmation essentielle,
pour induire un changement, et c’est même d’un changement de changement,
d’un changement de paradigme dont il est question, il convient d’abord de
savoir ce que nous ne voulons plus, de quoi nous souhaitons nous éloigner
radicalement, pour identifier ce que nous voulons construire, qui n’est pas
nécessairement le contraire de ce que nous ne voulons pas car il nous faut encore
sortir du jeu félon des oppositions et des polarisations perfides, et aussi dépasser
« les terribles simplifications » dénoncées par Paul Watzlawick (8) : « il n’y a pas
de problème », « il y a toujours une solution ». Le problème, l’être humain lui-
même, est aussi la solution, évidemment enfouie, invisible sous le tas
d’immondices de nos conditionnements.
Ce ne sont pas les dirigeants de ce monde, auto-proclamés tels, y compris
en démocratie, qui vont nous aider. Depuis le temps qu’ils sont à la manœuvre,
envoûtés par « le monde futile » comme l’appelle Georges Brassens, ils ont fait
la démonstration de leur désintérêt absolu pour le « bien commun ». Laissons à
ces « cadavres ajournés » pour reprendre l’expression de Fernando Pessoa, les
artifices qui les fascinent.
« Dans notre présent, écrit Valère Staraselski, davantage que la
soumission, il me semble que l’exaspération, le sentiment d’abandon et de son
corollaire le sentiment d’à quoi bon, l’inquiétude, l’angoisse voire la peur, sont
des sentiments qui grandissent. La perte des repères, la dangerosité d’un pouvoir
de l’argent, qualifié par le Pape lui-même de « fumier du diable », sans contre-
pouvoir, le mauvais état de santé de notre planète, son avenir où sont en jeu les
conditions mêmes de vie sur terre, tout cela y contribue. »
Il croit, parfois désespérément, aux « vivants », il croit dans le pouvoir
inventif des militants, des bénévoles, des peuples enfin. Il croit aussi en la force
de la langue, de la parole, qu’elles soient celles de la littérature ou celles de la
conversation banale, qui, nous y revenons, nous apprennent à voir et portent des
visions alternatives.
J’avais invité, il y a quelques années, à cheminer avec Valère Staraselski à
travers ses œuvres. Cheminer, c’est accueillir et partager. Le chemin n’est pas
balisé, il n’est pas sans embûches mais ouvert aux détours buissonniers, à
l’inattendu, à la fraternité, à l’amour finalement, seul véritable contre-pouvoir en
ces temps de décomposition avancée.
Ce livre intéressera les lecteurs assidus de Valère Staraselski pour les
idées, pour les fils rouges qu’il contient, mais il s’adresse aussi à ceux qui
veulent découvrir l’œuvre d’un penseur en action, d’un acteur qui pense l’acte et
ses conséquences, l’œuvre d’un véritable auteur, original et bienveillant.

Rémi Boyer
1) Staraselski, Valère. Aragon, la liaison délibérée - essai biographique. Paris, L’Harmattan, 2005.
2) Staraselski, Valère. Le Maître du Jardin, dans les pas de Jean de La Fontaine. Le Cherche-midi éditeur,
2011.
3) Staraselski, Valère. L’Adieu aux rois. Le Cherche-midi éditeur, 2013.
4) Staraselski, Valère. Un homme inutile. Paris, Le Cherche-midi éditeur, 2011.
5) Staraselski, Valère. Le parlement des cigognes. Paris, Le Cherche-midi éditeur, 2017. Prix littérature
Licra.
6) Rawls, John, Théorie de la justice. Paris, Seuil, 1987. La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice. Paris, La Découverte, 2006. Paix et démocratie. Le droit des peuples et la raison politique. Paris, La Découverte, 2006.
7) Staraselski, Valère. Sur les toits d’Innsbruck. Paris, Le Cherche-midi éditeur, 2015.
8) Watzlawick, Paul. La réalité de la réalité. Paris, Seuil, 1984.

Editions L’Harmattan, Préface Arlette Vidal-Naquet Collection Libre Champ, 2024.