Valère Staraselski

Nuit d’hiver
critique de Luc Vigier
Recherche littéraire - septembre 2008

L’écriture de Valère Staraselski fait mouvement. Sans doute est-ce parce que Nuit d’hiver, son cinquième roman, après Dans la folie d’une colère très juste (Messidor, 1990), Un homme inutile (Paroles d’Aube, 1998), Monsieur le député (Le Cherche Midi, 2002), et Une histoire française (Le Cherche Midi, 2006) ouvre des fenêtres soudaines sur des souvenirs d’enfance particulièrement sensibles et violents. La remontée vers les traumatismes, les douleurs, les acides d’une affection qui sera toujours refusée se fait justement au cours d’un déplacement, laborieux, frigorifiant, celui d’un grand pianiste qui prend étrangement cet "autocar" Paris-Prague, plutôt réservé, ordinairement, aux étudiants peu fortunés.

Le but de ce voyage a en réalité peu d’importance, sinon peut-être le sens que donne à cette âme écrabouillée la perspective d’une sublimation par la musique.

Ce qui compte ici, et qui se sent physiquement à la lecture, ce sont les pauses, les stations d’une forme de martyre intérieur : chaque étape de cet omnibus, chaque bouffée d’air provoquée par les arrêts du chauffeur, chaque changement d’éclairage (je me rends compte en écrivant ces quelques lignes que ce rythme est sans doute pour moi ce qui est le plus romanesque dans ce roman) déclenche d’implacables images, rudes, directes, d’où s’élève, vécue à la première personne, l’idée même de la cruauté. Celle d’abord des enfants. Parce qu’il ne peut détacher de sa chair le souvenir de son accueil chez son oncle et sa tante après la séparation de ses parents (l’ombre de la folie maternelle plane sur l’ensemble du texte projetant à l’arrière-plan la figure tragique d’une mère elle aussi abandonnée), Joseph Esperandieu ne peut interrompre les flots d’images qui lui remontent à la gorge et qui se concentrent autour de Willy, son cousin, figure même de la haine à l’état pur, bourreau régulier d’un garçon qui est son contraire exact. Celle de Sournoise ensuite, sa Tante, descendante littéraire de la Folcoche de Bazin, incohérente, terrifiante, destructrice, folle assurément, consciemment, incarnation de la rage. Ainsi hanté, le récit, construit par vagues successives, prélève à pleines brassées dans l’enfance les étapes du supplice, de la solitude, de la honte, reconstituant, fragment après fragment, les fondations saignantes de l’adulte.

La quatrième de couverture évoque la nostalgie, la tendresse.

Je ne vois pas.
Ou alors c’est qu’on estime que La Guerre des boutons de Pergaud est un roman tendre, ou encore que Le Requiem des innocents de Louis Calaferte baigne dans la douceur de vivre. Mais si je dis que l’écriture de Valère Staraselski bouge sur ses bases, c’est que j’y lis une volonté de saisir de manière beaucoup plus compacte les instants décisifs d’un psychisme, d’une personnalité, d’un caractère. Si l’écriture à mon sens bouge sur ses bases c’est que l’espace mental de l’enfance revisité par l’adulte musicien offre des aperçus cinglants.

Certaines phrases sonnent ainsi plus justes que d’autres : "les gens qui se disent violents, s’ils savaient ! Les vrais n’avouent rien, ils tranchent la gorge d’un homme puis s’en vont boire un café. Ou bien ils cognent sans prévenir, la tête qui rebondit contre le carrelage du parterre soudain poisseux de sang." (p.33).Ou encore cette dialectique de la honte ("La honte de soi, même à trente-huit ans, ça ne peut pas s’enlever, s’extirper, qu’avec la peau, la chair les muscles, les veines et les artères, qu’avec le sang et les battements de coeur" ) et de la Colère, jouée crescendo tout au long du trajet, devenue pour ce Robinson la seule raison de survivre.

L’exploration interne est lente, difficile et se développe au fil d’une mémoire parfois rétive, parfois agressive, à l’image de cet autocar : "ça ne roule pas bien vite mais enfin ça roule..." (p.95) ; "Le car avance par à-coups, s’arrêtant avec douceur, dans un souffle, puis repartant pour rouler au pas." (p.105). Mais ce que la mémoire du concertiste cherche à saisir, c’est ce qui lui a permis de rester debout : "La volonté, la volonté contre la violence. La volonté en lieu et place de la violence. Cette extrême tension constitutive." (p.113).

Ainsi suit-on Joseph dont le nom dissimule mal en réalité un espoir placé d’abord dans les forces profondes de l’homme de chutes en coups et d’effacements en affirmations, par la littérature, puis par le piano, dont l’apprentissage nous est cependant masqué. Le monde social qui entoure ce garçon trop tôt vieilli apparaît dès lors dans tout son déséquilibre et nous retrouvons la tonalité "roman à thèses" des oeuvres précédentes : "Ah les héritiers, ils en sont persuadés, parlent d’un lieu qui ne peut se nommer qu’évidence. "(p.153).

Désormais, la vérité du monde sera ressentie loin des évidences théoriques à l’aune de cette "tension constitutive". Cette tension qui anime la plume de Staraselski et qui devrait aussi, bientôt, la libérer.

 dimanche 21 septembre 2008, par Luc Vigier

Source :
Recherche littéraire

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