Valère Staraselski

Nuit d’hiver
Vincent Ferrier - Chemins de traverse
2011

NUIT D’HIVER

Un roman nostalgique aux couleurs pastel, « Nuit d’hiver » ? Pas vraiment à mon sens. Mais plutôt le récit pathétique d’une enfance brisée, martyrisée sur fond d’identité volée ou niée pour le petit Joseph Esperandieu. La quête de l’identité perdue est un thème récurrent chez Valère Staraselski, mais c’est certainement dans ce cinquième roman qu’il prend toute son ampleur, avec son cortège irréversible, y compris à l’âge adulte, de frustrations, d’humiliations, de souffrances déstabilisatrices.

Même quand cet adulte, devenu pianiste professionnel, a retrouvé un mode d’existence accompli, une liberté chèrement conquise. Mais qu’on ne s’y trompe pas : Nuit d’hiver n’est pas seulement, et loin de là, la chronique d’un désastre originel : c’est aussi, et même beaucoup plus, la douloureuse lutte engagée, à chaque instant de sa jeune vie, par l’enfant non seulement contre les circonstances mais aussi contre lui-même, contre la résignation et le renoncement ; c’est surtout la chronique d’une résistance. En ce sens, ce roman est d’un humanisme fondamental qui le rend, c’est vrai, optimiste. Un bel exemple de lutte personnelle sans laquelle il n’y aurait eu pour Joseph Esperandieu, que le triomphe des herbes folles ou la destruction pure et simple. Pour autant, l’auteur ne se cantonne pas dans la seule sphère de l’intimisme psychologique : les conditions sociales dans lesquelles se déroule le drame, sont omniprésentes et décisives : l’enfant évolue dans un milieu pauvre, très pauvre (et ô combien rustre !), ce qui, paradoxalement, lui fait percevoir la nécessité absolue de la liberté. On notera, à ce sujet, le saisissant et féroce portrait des « héritiers » (p.153).

L’Histoire n’est d’ailleurs jamais bien loin : elle surgit inopinément en quelques flashs signifiants : les deux guerres mondiales, les camps d’extermination, les guerres coloniales du Viet-Nam et d’Algérie, mai 68 ou encore l’effondrement de l’Union soviétique.

Une nouvelle fois, Valère Staraselski se fait le chantre de l’altruisme, de la première à la dernière page du roman. Joseph Espérandieu ne peut vivre sans lui. C’est dans lui qu’il trouve la force de vaincre, même lorsque celui-ci s’applique aux êtres les plus inattendus vues les circonstances, tel l’oncle « adoptif » Roland Rigal, brute avinée et cholérique mais capable d’entonner avec émotion le fameux hymne aux « braves soldats du 17ème ». C’est ce besoin de l’altruisme qui amène l’enfant à la rencontre avec le mythe de Jésus, Jésus l’enfant « naturel », dont il compare le sort avec le sien. On peut d’ailleurs se demander si le choix du prénom de l’enfant- Joseph- et de son patronyme - Espérandieu (en Dieu ?) sont vraiment fortuits. Joseph, le père nourricier de Jésus, dont certains évangiles assurent qu’il fut perdu (ou « oublié » ?) par ses parents à l’âge de 12 ans ...Mais qu’on ne s’y trompe pas : la conception de l’altruisme de l’auteur et sa démarche sont rien moins que religieuses. L’altruisme de Joseph, outre qu’il lui est vital, ne vise nullement à enduire d’onguent les souffrances de ce monde dans l’attente d’un au-delà de plénitude et de paix. Il est la condition d’un accomplissement de sa vie et finalement d’une « réussite » de sa mort. Sans ce concept de l’altruisme, on ne peut comprendre toute la portée de certaines formulations, telles que « Le rejet de la folie revient au rejet de l’humanité » ou encore « Il ne faut pas confondre l’âme et le caractère. » ; c’est d’ailleurs, du moins à mon avis, parce que Joseph a su trouver la fissure affective dans la carapace brutale du caractère de son oncle qu’il a pu finalement accéder à l’âme de celui-ci.

Et puis, il y a la musique, autre personnage central du roman. La musique dont la rencontre avec Joseph va contribuer à le sauver de la destruction, la musique qui va tout à la fois « l’abolir et l’anoblir ». Cette rencontre, c’est d’abord celle de Joseph avec un vieux piano désaccordé (forcément !), car absurdement installé dans le taudis des Rigal, et qui fleurira ensuite grâce au piano (accordé, lui...) du catéchisme, précisément dans un lieu où Joseph va découvrir la Passion de Jésus. Ce rôle libérateur décisif de la musique est illustré d’une manière saisissante lors de la relation d’un affreux cauchemar que fait Joseph Espérandieu adulte et au cours duquel il viole et détruit les sépultures de ses bourreaux de tante et d’oncle, à l’aide de ses propres mains : mais ce ne sont pas les mains de Joseph , mais des mains du « pianiste » dont il est exclusivement question dans cette relation. Il y a aussi, (p.251), un paragraphe très fort relatif au tableau du peintre Kosàrek, qui a donné son nom au roman, sur la convergence entre la musique et la peinture, et leur dénominateur commun : l’expression du silence « Le silence également. Le silence nocturne. Les mots sont trop pauvres pour transmettre, il faudrait de la musique. Oui, de, la musique, afin d’exprimer la nuit et le silence qui règnent en maître sur ce tableau, qui en émanent. Oui, oui, la musique... ». Cette idée est d’ailleurs reprise implicitement dans la conclusion de l’œuvre qui associe à nouveau le tableau de référence à la musique, sur fond de réapparition (mentale) pleine de félicité de la mère de Joseph, puisque c’est de Mozart qu’il est alors question et de son enfantin « Ah, vous dirais-je maman ! ». Sur cette liaison de la musique avec le silence, je n’ai pu m’empêcher de penser à ce que le grand pianiste Daniel Barenboïm déclara un jour « La musique, c’est d’abord le silence... ». Pour en être convaincu, il n’y a qu’à écouter la manière dont cet artiste joue les sept dernières notes du Nocturne posthume en Ut dièse mineur de Frédéric Chopin. Je trouve d’ailleurs qu’il existe une certaine convergence entre l’altruisme du pianiste fictif Joseph Espérandieu et celui du pianiste réel Daniel Barenboïm, animateur de l’orchestre « Divan occidental-oriental » et militant de la cause palestinienne.

Et enfin les femmes, la Femme, omniprésente comme un fil directeur de l’œuvre...Sous ses formes les plus diverses ou les plus inattendues. Qu’il s’agisse de simples silhouettes fugaces furtivement entrevues sur un quai de gare routière parisienne ( c’est d’ailleurs l’incipit du roman) ou sur un trottoir de Strasbourg ou de femmes bien identifiées qui joueront un rôle décisif à chaque croisée du chemin du petit Joseph (la maîtresse d’école Mme d’Ablancourt, Melle Zuber la prof principale qui permettra à ce petit « moins que rien » de devenir délégué de classe ou encore Mme Simon la professeur de piano). Ce qui fait dire à l’adulte qu’est devenu Joseph « Les femmes ont de tout temps été les plus évidentes figures de l’espoir ». On pense évidemment à la célèbre phrase du Fou d Elsa d’Aragon « L’avenir de l’homme, c’est la femme ». Et que dire alors de la mère, absente et toujours présente à la fois et qui va permettre l’adulte Joseph Espérandieu de se sentir enfin « heureux », (le mot est prononcé pour la première fois à la page 323 d’un roman qui en compte 326 !) puisqu’il va pouvoir, enfin, s’occuper d’elle... Et puisqu’il est question de la fin du roman, quid de ce tableau d’Adolf Kosarek qui a donné son nom à l’ouvrage ? Il est facilement accessible sur le net : j’ai donc pu en prendre connaissance. Magnifique œuvre à la vérité, auquel tout lecteur devrait se frotter, tant il magnifie la description qu’en fait Joseph Espérandieu et plus globalement tout le contenu du récit. Sa lumière est à la mesure de la victoire finale (?) du pianiste. Comme par hasard, arrive cette musique maternelle de Mozart, dont, précisément, j’ai la sensation qu’elle parvient aux personnages depuis la rassurante lueur des deux ou trois lucarnes de la petite maison. D’ailleurs - mais ceci est une réflexion personnelle très subjective - il m’apparait, à la vue de ce tableau, que le titre de l’œuvre est une sorte de piège qui se démonte tout à la fin : la nuit de l’hiver ne suggère-t’elle pas, en elle-même, peur, angoisse ou solitude ? Et voilà que s’imposent finalement leurs contraires : sécurité, sérénité et altruisme, qui me renvoient, personnellement, à la phrase de Camus citée en exergue « Au milieu de l’hiver, j’ai découvert en moi un invincible été ».

Un dernier mot, mais bien secondaire : je trouve les quelques lignes de présentation du livre sur la quatrième de couverture bien restrictives quant à son contenu foisonnant. « Nuit d’hiver » est bien plus, je pense, qu’une simple évocation nostalgique d’un village d’Ile-de-France des années 60 ! Et c’est dommage...

Vincent Ferrier - Chemins de traverse - 2011