Valère Staraselski

Sur les toits d’Innsbruck
"Un roman rouge et vert " - Lucien Wasselin
Liberté hebdo - 30 janvier 2015

Qui a dit que la critique, en matière de littérature, était facile ? Comment rendre compte d’un roman sans en dévoiler les péripéties ni la fin ? Comment donner envie au lecteur de le lire ? Voilà les questions que je me pose après avoir lu "Sur les toits d’Innsbruck" de Valère Staraselski, un roman qui égare le lecteur, un livre qui fleure bon l’eau de rose, une belle histoire d’amour avec fin heureuse... Mais ce serait une erreur de croire que ce roman n’est que cela.

Cent vingt-six pages dans lesquelles Valère Staraselski n’a pas le droit de se tromper ou de lasser son lecteur. Et pourtant, il court pendant plus de quatre-vingt dix pages le risque de désarçonner ce dernier : l’intrigue semble être la constitution d’un couple improbable, le lieu ressemble à une carte postale ou à une publicité d’agence de voyages. La précision de la description est telle, avec ses montagnes, ses refuges, ses lieux-dits, ses villages autour d’Innsbruck (et le tout en allemand avec des noms impossibles) que le lecteur a tendance à sauter ces passage...
Il faut attendre la page 107 pour que survienne un premier coup de théâtre : la mort de la grand-mère de l’héroïne, Katerine Wolf, et son enterrement. Le repas qui s’ensuit va donner tout son sens au roman avec un deuxième coup de théâtre : le père de Katerine Wolf (qui enterre donc sa mère) qui n’avait "en dépit de la disparition de l’ Allemagne de l’Est nullement renoncé à ses idées communistes de jeunesse" va discuter avec Louis Chastanier qui est devenu le compagnon de Katerine... Tous les indices que le romancier a soigneusement semés depuis la première page de son roman s’articulent et le lecteur est alors confronté à une vérité qu’il prend de plein fouet.

Louis Chastanier, quand il rencontre dans la montagne Katerine Wolf qui se livre (tout comme lui) aux joies simples de la randonnée, est envoyé en Autriche par la Fédération forêt-bois de la région Île-de-France pour une mission : il est expert en bois. Une longue discussion va s’engager entre les deux protagonistes de l’histoire, dans laquelle le Français fait preuve d’une connaissance parfaite de son sujet et de la question de l’environnement tant en Autriche que dans le monde... Ses propos ne vont pas seulement retenir l’attention de Katerine Wolf... Mais il faut laisser le lecteur découvrir ce qui va se passer ensuite tout en attirant son attention sur le patronyme de l’héroïne : elle s’appelle Katerine Wolf tout comme la célèbre romancière de RDA, Christa Wolf. La similitude ne s’arrête pas là car on remarquera aussi la proximité phonétique des prénoms. Mais ce n’est pas tout, Katerine est née en RDA l’année de la chute du mur de Berlin alors que Christa est restée fidèle à ses idées jusqu’à sa mort en 2011, jusqu’à défendre l’existence aux côtés de la RFA d’une Allemagne "humaine et réellement démocratique" ; on sait ce qu’il en est advenu, une Allemagne dans laquelle "la démocratie est conforme au marché" (selon les dires de madame Merkel)... Le marché, comme chacun le sait, étant un modèle de démocratie !!! Valère Staraselski est trop conscient de ce qu’il fait pour que ce soit là un simple hasard. Le personnage de Katerine Wolf apparaît alors comme la métaphore d’une certaine conception politique ou idéologique qui ne jette pas aux orties l’expérience communiste tout en restant intègre.

Aussi ne faut-il pas s’étonner des propos tenus par Monsieur Wolf à la fin du roman : "Un monde décent n’est peut-être pas un monde d’abondance matérielle, mais c’est un monde sans laideur et sans miséreux" ou encore "Le véritable socialisme, c’est celui dans lequel chacun travaille pour tous les autres et où la récompense finale est partagée équitablement entre tous". Pour que les choses soient bien claires, Valère Staraselski prête à Chastanier l’affirmation selon laquelle le mariage entre capitalisme et démocratie touche à sa fin... Ce n’est pas l’actualité qui viendra démentir ces paroles : l’arsenal juridico-répressif ne fait qu’augmenter, les pouvoirs bourgeois en place, s’ils ont parfois quelques sursauts devant les attentats (qui les mettent en péril), battent sans cesse en retraite devant les exigences des intégristes, ils commercent et s’entendent bien avec des états (dont la démocratie est le dernier souci) dès lors que ceux-là montrent patte blanche dans la lutte contre le communisme, les roitelets de province refusent même d’enterrer des enfants dont l’origine leur déplaît dans leurs cimetières, et que dire des pleurs hypocrites sur une laïcité qui ne cesse d’être bradée... On pourrait continuer longuement cette liste : la lucidité n’a pas de fin, mais ce serait s’éloigner du roman de Valère Staraselski...

Mais "Sur les toits d’Innsbruck" n’est pas un pensum politique. C’est une œuvre littéraire, dans laquelle, certes, le romancier expose son point de vue. Il y a d’abord le soin apporté à la construction par l’auteur. Il y a ensuite son vocabulaire que les fidèles reconnaîtront. C’est ainsi que le verbe déplonger est à nouveau employé (p 19 : "... elle [...] tendait sa jolie nuque comme pour mieux déplonger du sommeil"). Le lecteur se souviendra alors de ce verbe trouvé dans "Une histoire française" et dans "Vivre intensément repose", de ce verbe peu usité que je me souviens avoir lu pour la première fois chez Aragon dans un article de 1950 publié dans La Tribune des Mineurs 1... Mieux, il récidive en innovant : "Après cela, chacun désemplit son verre..." (p 121). De même le mot ageasse qui désigne une pie est-il employé, c’est un mot rare qui n’est pas sans rappeler le picard agache...

"Sur les toits d’Innsbruck" est une fable sur le devenir du monde dans laquelle écologie et communisme sont intimement liés. C’est à l’avenir de ce monde que s’intéresse Valère Staraselski dans ce livre qui ne se réduit pas à une histoire d’amour qui se termine bien. N’écrit-il pas qu’un chevreuil fuit le danger "Pour s’enfoncer à l’abri des sapins, dans la chair de la forêt, là où gît l’ordre secret du monde". À la toute dernière page...

Lucien WASSELIN.

1. In Avec Maurice Thorez, un article d’Aragon paru le 22 avril 1950 dans le n° 281 de La Tribune des Mineurs. Évoquant la visite que fait Thorez à la fosse 8 de l’Escarpelle, Aragon écrit : "Et il faut lire ce qu’il dit à Fréville quand il déplonge des profondeurs noires..." Voir mon Aragon au Pays des Mines,Le Temps des cerises, 2007, p 194.


Valère Staraselski, "Sur les toits d’Innsbruck". Le cherche midi éditeur, 142 pages, 12,50 €
En librairie