L’esprit du contexte et le rôle de la langue dans les romans de Valère Staraselski -
J’ai toujours considéré les marionnettes - ou les pantins et les poupées, déguisées selon la mode d’une époque révolue, par exemple les « pupi » siciliens et les masques vénitiens et napolitains - comme quelque chose de « stucchevole », à la saveur écœurante, à l’aspect mièvre. Ou alors je les vois comme des objets qui entrent dans notre vie de collectionneurs ou tout simplement de rêveurs ayant besoin de toucher notre fétiche en miniature, notre jouet personnel auquel nous donnons une fois la parole dans un théâtre pour les enfants de tous les âges.
Les marionnettes vénitiennes, habillées à la mode du XVIIIe siècle évoquent pour moi le théâtre de Goldoni, cette merveille à moitié incompréhensible pour tous ceux qui ne parlent pas cette langue-là, aussi charmante et riche d’éclats. Sinon je songe au théâtre de Marivaux, au jeu de l’amour et du hasard, aux histoires aussi emblématiques que figées, qui demeurent forcément éloignées et étrangères, ou bien ressuscitent pour un seul jour sur des tréteaux tout à fait éphémères.
Au contraire, quand j’ai découvert le « Mozart italien » deCosì fan tutte ou des Noces de Figaro (empruntées ces dernières directement au laboratoire parisien), j’ai finalement vu le siècle des Lumières s’approcher de moi, me convoquant dans ses rues et ses salons pour me faire savourer, comme il arrivait chaque matin àGeorges de Coursault, un bol de chocolat chaud fumant en me laissant libre de respirer cette atmosphère unique.
Voilà, tout cela pour dire combien la langue peut se révéler le principal facteur de rapprochement dans nos échanges avec le passé... d’autant plus que, heureusement, les langues circulant en Europe à l’époque d’Amadeus et Da Ponte (et aussi de Giacomo Casanova) étaient des langues extrêmement dépouillées, de moins en moins rhétoriques et baroques.
Dans son « Histoire française » Valère Staraselski brise l’écran qui d’habitude sépare ce passé révolu de notre sensibilité contemporaine. Cela, grâce au choix stratégique d’une langue qui nous parle - qui nous écoute même -, grâce à sa façon unique de s’imprégner jusqu’au bout de l’esprit du XVIIIe siècle, de se caler dans le contexte de cette époque ou, pour mieux le dire, dans les multiples contextes qui font la réalité parisienne saisie dans son flux quotidien. Une réalité d’ailleurs fort dialectique et souvent conflictuelle.
Évidemment, une telle maitrise est le résultat d’une très longue et assidue fréquentation, de la part de Valère Staraselski, de ces immenses personnages qui s’appellent Diderot, Robespierre, Voltaire, Rousseau, et cetera, mais aussi d’une infinité de documents et d’œuvres d’art qui lui sont devenus tellement familiers qu’il les partage tout à fait naturellement.
Toujours est-il que tous ces dons et talents poétiques n’aboutiraient pas à de telles merveilles de naturel et d’équilibre s’il n’y avait pas cette générosité, cette vocation à la transmission. Si tout cela ne faisait qu’un avec son indéfectible enthousiasme envers ce monde qui ressuscite debout, vivant, prêt à parler... sans aucune colle ou patine de vieille poupée de carton-pâte.
Pour ceux qui ont envie de continuer à le suivre, le journal du jeune écrivain Georges de Coursault devient de plus en plus passionnant, au fur et à mesure que le récit de Marc-Antoine Doudeauville s’approche de la fameuse année 1789.
Jusque du premier jour, le jeune écrivain écoute avec un intérêt sincère le récit de son hôte. Ensuite, petit à petit, il s’affectionne à cet avocat mal fichu et pourtant de plus en plus vivant et passionné, jusqu’à s’identifier en lui dans un rêve prémonitoire : convaincu d’être devenu Doudeauville et se trouvant guéri, il monte sur un carrosse qui pourtant ne veut pas l’emmener à l’Hôtel Dieu ou à la Pitié, mais à l’hôpital Saint-Valère... Même si cela peut bien être une pure coïncidence de prénoms, on est portés ici à déduire que Georges de Coursault, tout en acceptant de partager sans réserve les responsabilités de Doudeauville, en ajoutant sa propre signature au témoignage de celui-ci, se refuse à l’idée de devoir s’identifier aussi à Valère... Staraselski, l’auteur du livre. Cela serait trop engageant pour lui !
En se souvenant de cette ancienne « succursale » de l’Hôtel Dieu, l’auteur du roman nous dévoile donc le critère qu’il a adopté pour intégrer ses personnages dans la vie réelle du XVIIIe siècle, sans pour autant renoncer aux inévitables va-et-vient entre l’époque du roman et l’actualité de nos jours.
Dans la poésie, soient-ils des vers lyriques les plus passionnés et personnels, l’auteur doit forcément se servir de métaphores pour exprimer jusqu’au bout ses sentiments et ses pulsions. Ou alors a-t-il besoin de personnages fictifs, auxquels s’adresser en les transformant en des figures-écrans (derrière lesquelles se cachent toujours des figures réelles).
Dans le roman, où l’auteur entre toujours en jeu, il faut créer un filtre, embauchant un passeur, un interprète, des figures étrangères et non concernées qui puissent raconter de façon le plus possible objective et décalée la même histoire que l’auteur raconterait peut-être de façon trop explicitée ou partisane...
Dans « Une histoire française », à travers les deux voix narratives, Valère Staraselski crée aussi deux filtres éloignant le roman de lui-même. Coursault, « courant et sautant » de son logis de la rue Saint-Sauveur jusqu’à la maison rue de Nevers de Marc-Antoine Doudeauville, se charge de voir et décrire le Paris qu’il traverse dans ce mois de janvier 1789. Dans l’impossibilité de sortir de son immobilité, Doudeauville se charge quant à lui de voir et décrire le Paris des années jusque-là écoulées tandis que Coursault, nouveau-né ou enfant-adolescent, vivait encore en province. Donc, le récit de l’avocat intègre les connaissances encore incomplètes que le jeune écrivain peut vanter de Paris, tandis que ce dernier représente pour son hôte quelqu’un qui lui amène chaque matin un écho vivant du monde extérieur.
Si Doudeauville est l’alter ego « humain » de l’auteur, son interlocuteur privilégié, incarnant de toute évidence les passions que nous retrouvons dans d’autres romans de Staraselski, en particulier dans son premier texte, « Dans la folie d’une colère très juste », Coursault est son alter ego « littéraire », son disciple.
Tandis que ces deux « personnages-filtres » se chargent de la descente sur les lieux d’où lui renvoyer leurs reportages (comme le faisaient Lucas ou Janvier avecMaigret), l’auteur en personne se charge souvent d’intervenir dans le récit de l’un et dans le journal l’autre. Car le but primordial de son travail d’écrivain et d’essayiste engagé est enfin celui de transmettre efficacement au lecteur contemporain le véritable sens de ce plongeon dans le passé.
Je découvre en fait, dans certaines réflexions « politiques » particulièrement fouillées de l’avocat Doudeauville et dans les suggestions tous azimuts de son ami Maisonseule, un ultérieur niveau d’expression narrative. Car, au-delà de leur clairvoyance, ni Doudeauville ni Maisonseule ne seraient pas en condition de faire, en janvier 1789, un bilan rétroactif de ces vingt-trois années précédant la Révolution française, pour en transmettre les plus évidents facteurs de crise. D’ailleurs, Valère Staraselski juge cela indispensable, non seulement pour que les lecteurs contemporains y retrouvent les raisons de la « rupture » dans le long et fécond dialogue entre le peuple français et son roi, mais aussi pour qu’ils interprètent correctement la dialectique entre la transformation-involution de la monarchie et les effets évidents des idéologies philosophiques et politiques nouvelles.
Je trouve très originale l’adoption d’une telle perspective historique. Car ce roman, comme la plupart des romans de cet auteur, ne se borne pas à la mise en scène de l’histoire racontée selon les trois unités - de temps, de lieu et d’action -, mais répond aussi au but d’offrir au lecteur tous les éléments pour mettre en relation cette histoire racontée avec tout ce qui est arrivé par la suite : voilà que l’auteur s’autorise, et nous autorise aussi, à regarder cette « histoire française » avec le regard critique d’un œil contemporain.
Valère Staraselski réussit de façon superbe à nous transformer en concitoyens des deux personnages-narrateurs en nous donnant donc la sensation magique d’être là, à Paris, du temps de Louis XVI et deMarie-Antoinette. Au-delà de la fiction narrative dont on a jusqu’ici parlé, cela dépend surtout de deux éléments caractéristiques de son écriture tout à fait originale : d’un côté l’attitude spécifique à ressentir de façon extraordinaire « l’esprit du contexte », de l’autre de travailler en profondeur sur la langue.
La représentation du contexte historique et politique assume un rôle central, primordial même, dans la plupart des romans de Valère Staraselski. Selon sa vision théâtrale des vicissitudes humaines et sociales, le contexte entourant les personnages et leurs mondes doit vivre comme un contexte réel, avec les mêmes caractéristiques physiques, météorologiques, avec les mêmes odeurs et saveurs qu’on pouvait retrouver dans un quotidien constellé de carrosses, de chevaux, de chars et charrettes, de perruques et d’outils domestiques tout à fait différents par rapport à aujourd’hui. Valère Staraselski ressent l’esprit du contexte d’une façon très profonde : cela l’amène à une description rapide et en même temps précise, riche en particuliers. Si son premier repère était tout probablement Honoré de Balzac, les réalisateurs plus adaptés pour la transposition cinématographique de ses romans seraient à mon avis Éric Rohmer ou Bertrand Tavernier...
Mais Valère Staraselski se donne aussi, comme on a pu le constater dans la plupart de ses romans, la contrainte de la langue. Si dans « Le maître du jardin », par exemple, le lecteur est plongé dans une langue française ondoyante et légèrement baroque, empruntée à la langue des poètes et desgens de lettres du XVIIe siècle, dans « Une Histoire française » la langue qui nous arrive duXVIIIe siècle au couchant est une langue essentielle, souple, sans trop de tournures. Parce que les philosophes s’efforçaient de parler et d’écrire dans une langue assez limpide et compréhensible et que l’avocat Doudeauville et son ami Maisonseule sont aussi des hommes simples et concrets, particulièrement doués dans cet art de parler en public où la phrase élégante, codifiée, se mêle avec désinvolture aux expressions orales de la vie parisienne.
Il s’agit d’une langue littéraire réinventée, que Valère Staraselski maîtrise avec décision et poésie. Voilà, sinon une piste, des suggestions à suivre pour faire vous-mêmes de tels miracles. Allez-y !
Valère Staraselski est l’auteur aux éditions du cherche midi de Le Parlement des cigognes, Sur les toits d’Innsbruck, L’Adieu aux rois, Le Maître du jardin, dans les pas de La Fontaine,
Nuit d’hiver
Une Histoire française, recommandé par Historia,
Un homme inutile, Monsieur le député.
Aux éditions De Borée, en format de poche Nuit d’hiver,
Une histoire française.
Aux éditions Seuil Jeunesse La jeune fille au ruban, illustrationAnne Buguet.
Valère Staraselski est l’auteur aux éditions de L’Harmattan de Dans la folie d’une colère très juste.